et isolées.
Descartes s'est élevé à Dieu, est descendu dans son âme, a saisi sa
pensée, l'a séparée de la matière, s'est assuré qu'il existoit des corps
hors de lui. Sûr de tous les principes de ses connoissances, il va
maintenant s'élancer dans l'univers physique; il va le parcourir,
l'embrasser, le connoître: mais auparavant il perfectionne l'instrument
de la géométrie, dont il a besoin. C'est ici une des parties les plus
solides de la gloire de Descartes; c'est ici qu'il a tracé une route qui sera
éternellement marquée dans l'histoire de l'esprit humain. L'algèbre étoit
créée depuis longtemps. Cette géométrie métaphysique, qui exprime
tous les rapports par des signes universels, qui facilite le calcul en le
généralisant, opère sur les quantités inconnues comme si elles étoient
connues, accélère la marche et augmente l'étendue de l'esprit en
substituant un signe abrégé à des combinaisons nombreuses; cette
science, inventée par les Arabes, ou du moins transportée par eux en
Espagne, cultivée par les Italiens, avoit été agrandie et perfectionnée
par un Français: mais, malgré les découvertes importantes de l'illustre
Viète, malgré un pas ou deux qu'on avoit faits après lui en Angleterre,
il restoit encore beaucoup à découvrir. Tel étoit le sort de Descartes,
qu'il ne pouvoit approcher d'une science sans qu'aussitôt elle ne prît une
face nouvelle. D'abord il travaille sur les méthodes de l'analyse pure:
pour soulager l'imagination, il diminue le nombre des signes; il
représente par des chiffres les puissances des quantités, et simplifie,
pour ainsi dire, le mécanisme algébrique. Il s'élève ensuite plus haut: il
trouve sa fameuse méthode des indéterminées, artifice plein d'adresse,
où l'art, conduit par le génie, surprend la vérité en paraissant s'éloigner
d'elle; il apprend à connoître le nombre et la nature des racines dans
chaque équation par la combinaison successive des signes; règle aussi
utile que simple, que la jalousie et l'ignorance ont attaquée, que la
rivalité nationale, a disputée à Descartes, et qui n'a été démontrée que
depuis quelques années[A]. C'est ainsi que les grands hommes
découvrent, comme par inspiration, des vérités que les hommes
ordinaires n'entendent quelquefois qu'au bout de cent ans de pratique et
d'étude; et celui qui démontre ces vérités après eux acquiert encore une
gloire immortelle. L'algèbre ainsi perfectionnée, il restoit un pas plus
difficile à faire. La méthode d'Apollonius et d'Archimède, qui fut celle
de tous les anciens géomètres, exacte et rigoureuse pour les
démonstrations, étoit peu utile pour les découvertes. Semblable à ces
machines qui dépensent une quantité prodigieuse de forces pour peu de
mouvement, elle consumoit l'esprit dans un détail d'opérations trop
compliquées, et le traînoit lentement d'une vérité à l'autre. Il falloit une
méthode plus rapide; il falloit un instrument qui élevât le géomètre à
une hauteur d'où il pût dominer sur toutes ses opérations, et, sans
fatiguer sa vue, voir d'un coup d'oeil des espaces immenses se resserrer
comme en un point: cet instrument, c'est Descartes qui l'a créé; c'est
l'application de l'algèbre à la géométrie. Il commença donc par traduire
les lignes, les surfaces et les solides en caractères algébriques; mais ce
qui étoit l'effort du génie, c'étoit, après la résolution du problème, de
traduire de nouveau les caractères algébriques en figures. Je
n'entreprendrai point de détailler les admirables découvertes sur
lesquelles est fondée cette analyse créée par Descartes. Ces vérités
abstraites et pures, faites pour être mesurées par le compas, échappent
au pinceau de l'éloquence; et j'affoiblirois l'éloge d'un grand homme en
cherchant à peindre ce qui ne doit être que calculé. Contentons-nous de
remarquer ici que, par son analyse, Descartes fit faire plus de progrès à
la géométrie qu'elle n'en avoit fait depuis la création du monde. Il
abrégea les travaux, il multiplia les forces, il donna une nouvelle
marche à l'esprit humain. C'est l'analyse qui a été l'instrument de toutes
les grandes découvertes des modernes; c'est l'analyse qui, dans les
mains des Leibnitz, des Newton et des Bernoulli, a produit cette
géométrie nouvelle et sublime qui soumet l'infini au calcul: voilà
l'ouvrage de Descartes. Quel est donc cet homme extraordinaire qui a
laissé si loin de lui tous les siècles passés, qui a ouvert de nouvelles
routes aux siècles à venir, et qui dans le sien avoit à peine trois hommes
qui fussent en état de l'entendre? Il est vrai qu'il avoit répandu sur toute
sa géométrie une certaine obscurité: soit qu'accoutumé à franchir d'un
saut des intervalles immenses, il ne s'aperçût pas seulement de toutes
les idées intermédiaires qu'il supprimoit, et qui sont des points d'appui
nécessaires à la foiblesse; soit que son dessein fût de secouer l'esprit
humain, et de l'accoutumer aux grands efforts; soit enfin que, tourmenté
par des rivaux jaloux et foibles, il voulût une fois les accabler de son
génie, et les épouvanter de toute la distance qui étoit entre eux et
lui[16].
[Note A: Voyez

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