Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu | Page 8

Maurice Joly
et la personne des sujets.
La division des pouvoirs a réalisé en Europe le problème des sociétés
libres, et si quelque chose peut adoucir pour moi l'anxiété des heures
qui précèdent le jugement dernier, c'est la pensée que mon passage sur
la terre n'a point été étranger à cette grande émancipation.
Vous êtes né, Machiavel, sur les limites du moyen-âge, et vous avez vu,
avec la renaissance des arts, s'ouvrir l'aurore des temps modernes; mais
la société au milieu de laquelle vous avez vécu, était, permettez-moi de
le dire, encore tout empreinte des errements de la barbarie; l'Europe
était un tournoi. Les idées de guerre, de domination et de conquête
remplissaient la tête des hommes d'État et des princes. La force était
tout alors, le droit fort peu de chose, j'en conviens; les royaumes étaient
comme la proie des conquérants; à l'intérieur des États, les souverains
luttaient contre les grands vassaux; les grands vassaux écrasaient les
cités. Au milieu de l'anarchie féodale qui mettait toute l'Europe en
armes, les peuples foulés aux pieds s'étaient habitués à regarder les
princes et les grands comme des divinités fatales, auxquelles le genre
humain était livré. Vous êtes venu dans ces temps pleins de tumulte,
mais aussi pleins de grandeur. Vous avez vu des capitaines intrépides,
des hommes de fer, des génies audacieux; et ce monde, rempli de
sombres beautés dans son désordre, vous est apparu comme il
apparaîtrait à un artiste dont l'imagination serait plus frappée que le
sens moral; c'est là ce qui, à mes yeux, explique le Traité du Prince, et
vous n'étiez pas si loin de la vérité que vous voulez bien le dire, lorsque
tout à l'heure, par une feinte italienne, il vous plaisait, pour me sonder,
de l'attribuer à un caprice de diplomate. Mais, depuis vous, le monde a

marché; les peuples se regardent aujourd'hui comme les arbitres de
leurs destinées: ils ont, en fait comme en droit, détruit les priviléges,
détruit l'aristocratie; ils ont établi un principe qui serait bien nouveau
pour vous, descendant du marquis Hugo: ils ont établi le principe de
l'égalité; ils ne voient plus dans ceux qui les gouvernent que des
mandataires; ils ont réalisé le principe de l'égalité par des lois civiles
que rien ne pourrait leur arracher. Ils tiennent à ces lois comme à leur
sang, parce qu'elles ont coûté, en effet, bien du sang à leurs ancêtres.
Je vous parlais des guerres tout à l'heure: elles sévissent toujours, je le
sais; mais, le premier progrès, c'est qu'elles ne donnent plus aujourd'hui
aux vainqueurs la propriété des États vaincus. Un droit que vous avez à
peine connu, le droit international, régit aujourd'hui les rapports des
nations entre elles, comme le droit civil régit les rapports des sujets
dans chaque nation.
Après avoir assuré leurs droits privés par des lois civiles, leurs droits
publics par des traités, les peuples ont voulu se mettre en règle avec
leurs princes, et ils ont assuré leurs droits politiques par des
constitutions. Longtemps livrés à l'arbitraire par la confusion des
pouvoirs, qui permettait aux princes de faire des lois tyranniques pour
les exercer tyranniquement, ils ont séparé les trois pouvoirs, législatif,
exécutif et judiciaire, par des lignes constitutionnelles qui ne peuvent
être franchies sans que l'alarme soit donnée à tout le corps politique.
Par cette seule réforme, qui est un fait immense, le droit public intérieur
a été créé, et les principes supérieurs qui le constituent se trouvent
dégagés. La personne du prince cesse d'être confondue avec celle de
l'État; la souveraineté apparaît comme ayant en partie sa source au sein
même de la nation, qui fait la distribution des pouvoirs entre le prince
et des corps politiques indépendants les uns des autres. Je ne veux point
faire, devant l'illustre homme d'État qui m'entend, une théorie
développée du régime qui s'appelle, en Angleterre et en France, le
régime constitutionnel; il est passé aujourd'hui dans les moeurs des
principaux États de l'Europe, non-seulement parce qu'il est l'expression
de la plus haute science politique, mais surtout parce qu'il est le seul
mode pratique de gouvernement en présence des idées de la civilisation

moderne.
Dans tous les temps, sous le règne de la liberté comme sous celui de la
tyrannie, on n'a pu gouverner que par des lois. C'est donc sur la
manière dont les lois sont faites, que sont fondées toutes les garanties
des citoyens. Si c'est le prince qui est le législateur unique, il ne fera
que des lois tyranniques, heureux s'il ne bouleverse pas la constitution
de l'État en quelques années; mais, en tout cas, on est en plein
absolutisme; si c'est un sénat, on a constitué l'oligarchie, régime odieux
au peuple, parce qu'il lui donne autant de tyrans que de maîtres; si c'est
le peuple, on court à l'anarchie, ce qui est une autre manière d'aboutir
au
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 80
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.