Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu | Page 9

Maurice Joly
despotisme; si c'est une assemblée élue par le peuple, la première
partie du problème se trouve déjà résolue; car c'est là la base même du
gouvernement représentatif, aujourd'hui en vigueur dans toute la partie
méridionale de l'Europe.
Mais une assemblée de représentants du peuple qui posséderait à elle
seule toute la souveraineté législative, ne tarderait pas à abuser de sa
puissance, et à faire courir à l'État les plus grands périls. Le régime qui
s'est définitivement constitué, heureuse transaction entre l'aristocratie,
la démocratie et l'établissement monarchique, participe à la fois de ces
trois formes de gouvernement, au moyen d'une pondération de pouvoirs
qui semble être le chef-d'oeuvre de l'esprit humain. La personne du
souverain reste sacrée, inviolable; mais, tout en conservant une masse
d'attributions capitales qui, pour le bien de l'État, doivent demeurer en
sa puissance, son rôle essentiel n'est plus que d'être le procurateur de
l'exécution des lois. N'ayant plus dans sa main la plénitude des pouvoirs,
sa responsabilité s'efface et passe sur la tête des ministres qu'il associe à
son gouvernement. La loi, dont il a la proposition exclusive, ou
concurremment avec un autre corps de l'État, est préparée par un
conseil composé d'hommes mûris dans l'expérience des affaires,
soumise à une Chambre haute, héréditaire ou viagère, qui examine si
ses dispositions n'ont rien de contraire à la constitution, votée par un
Corps législatif émané du suffrage de la nation, appliquée par une
magistrature indépendante. Si la loi est vicieuse, elle est rejetée ou
amendée par le Corps législatif: la Chambre haute s'oppose à son
adoption, si elle est contraire aux principes sur lesquels repose la

constitution.
Le triomphe de ce système si profondément conçu, et dont le
mécanisme, vous le comprenez, peut se combiner de mille manières,
suivant le tempérament des peuples auxquels il s'applique, a été de
concilier l'ordre avec la liberté, la stabilité avec le mouvement, de faire
participer l'universalité des citoyens à la vie politique, en supprimant
les agitations de la place publique. C'est le pays se gouvernant
lui-même, par le déplacement alternatif des majorités, qui influent dans
les chambres sur la nomination des ministres dirigeants.
Les rapports entre le prince et les sujets reposent, comme vous le voyez,
sur un vaste système de garanties dont les bases inébranlables sont dans
l'ordre civil. Nul ne peut être atteint dans sa personne ou dans ses biens
par un acte de l'autorité administrative; la liberté individuelle est sous la
protection des magistrats; en matière criminelle, les accusés sont jugés
par leurs pairs; au-dessus de toutes les juridictions, il y a une juridiction
suprême chargée de casser les arrêts qui seraient rendus en violation
des lois. Les citoyens eux-mêmes sont armés, pour la défense de leurs
droits, par l'institution de milices bourgeoises qui concourent à la police
des cités; le plus simple particulier peut, par voie de pétition, faire
monter sa plainte jusqu'aux pieds des assemblées souveraines qui
représentent la nation. Les communes sont administrées par des
officiers publics nommés à l'élection. Chaque année, de grandes
assemblées provinciales, également issues du suffrage, se réunissent
pour exprimer les besoins et les voeux des populations qui les
entourent.
Telle est l'image trop affaiblie, ô Machiavel, de quelques-unes des
institutions qui fleurissent aujourd'hui dans les États modernes, et
notamment dans ma belle patrie; mais comme la publicité est de
l'essence des pays libres, toutes ces institutions ne pourraient vivre
longtemps si elles ne fonctionnaient au grand jour. Une puissance
encore inconnue dans votre siècle, et qui ne faisait que naître de mon
temps, est venu leur donner le dernier souffle de la vie. C'est la presse
longtemps proscrite, encore décriée par l'ignorance, mais à laquelle on
pourrait le beau mot qu'a dit Adam Smith, en parlant du crédit: C'est

une voie publique. C'est par cette voie, en effet, que se manifeste tout le
mouvement des idées chez les peuples modernes. La presse exerce dans
l'État comme des fonctions de police: elle exprime les besoins, traduit
les plaintes, dénonce les abus, les actes arbitraires; elle contraint à la
moralité tous les dépositaires du pouvoir; il lui suffit, pour cela, de les
mettre en face de l'opinion.
Dans des sociétés ainsi réglées, ô Machiavel, quelle part pourriez-vous
faire à l'ambition des princes et aux entreprises de la tyrannie? Je
n'ignore point par quelles convulsions douloureuses ces progrès ont
triomphé. En France, la liberté noyée dans le sang pendant la période
révolutionnaire, ne s'est relevée qu'avec la Restauration. Là, de
nouvelles commotions se préparaient encore; mais déjà tous les
principes, toutes les institutions dont je vous ai parlé, étaient passés
dans les moeurs de la France et des peuples qui gravitent dans la sphère
de sa civilisation. J'en ai fini, Machiavel. Les États, comme les
souverains, ne se gouvernent plus aujourd'hui que par les règles de la
justice. Le ministre moderne qui s'inspirerait de vos
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