de joie, et il ne pouvait pas la gronder parce qu'elle était
fidèle à son origine: il avait voulu qu'elle s'appelât Anie qui était depuis
des siècles le nom des filles aînées dans sa famille maternelle, et à Paris
Anie était une sorte de panache tout comme le béret bleu.
Ce n'était pas seulement cette course du matin et du soir qui rendait la
rue de l'Abreuvoir difficile à habiter, c'était aussi l'isolement dans
lequel elle plaçait la mère et la fille pour tout ce qui était relations et
invitations. Comment rentrer le soir sur ces hauteurs au pied desquelles
s'arrêtent les omnibus! Comment demander aux gens de vous y rendre
les visites qu'on leur a faites!
Pendant les premières années qui avaient suivi leur ruine, madame
Barincq ne pensait ni aux relations, ni aux invitations; écrasée par cette
ruine, elle restait enfermée dans sa maisonnette, désespérée et farouche,
sans sortir, sans vouloir voir personne, trouvant même une sorte de
consolation dans son isolement: pourquoi se montrer misérable quand
on ne devait pas l'être toujours? Mais avec le temps ses dispositions
avaient changé: l'ennui avait pesé sur elle moins lourd, la honte s'était
allégée, l'espérance en des jours meilleurs était revenue. D'ailleurs Anie
grandissait, et il fallait penser à elle, à son avenir, c'est-à-dire à son
mariage.
Si le père acceptait que sa fille dût travailler pour vivre et par un métier
sinon par le talent s'assurer l'indépendance et la dignité de la vie, il n'en
était pas de même chez la mère. Pour elle c'était le mari qui devait
travailler, non la femme, et lui seul qui devait gagner la vie de la
famille. Il fallait donc un mari pour sa fille. Comment en trouver un rue
de l'Abreuvoir, où ils étaient aussi perdus qu'ils l'eussent été dans une
île déserte au milieu de l'Océan? Certainement Anie était assez jolie,
assez charmante, assez intelligente pour faire sensation partout où elle
se montrerait; mais encore fallait-il qu'on eût des occasions de la
montrer.
Madame Barincq les avait cherchées, et, comme après quinze ans
d'interruption il était impossible de reprendre ses relations d'autrefois,
dans le monde dont elle avait fait partie, elle s'était contentée de celles
que le hasard, et surtout une volonté constamment appliquée à la
poursuite de son but pouvaient lui procurer. Après ce long
engourdissement elle avait du jour au lendemain secoué son apathie, et
dès lors n'avait plus eu qu'un souci: s'ouvrir des maisons quelles
qu'elles fussent où sa fille pourrait se produire, et amener chez elle des
gens parmi lesquels il y aurait chance de mettre la main sur un mari
pour Anie. Comme elle ne demandait à ceux chez qui elle allait ni
fortune, ni position, rien qu'un salon dans lequel on dansât, elle avait
assez facilement réussi dans la première partie de sa tâche; mais la
seconde, celle qui consistait à faire escalader les hauteurs de
Montmartre à des gens qui n'avaient pas de voitures, et qui pour la
plupart même n'usaient des fiacres qu'avec une certaine réserve, avait
été plus dure.
Cependant elle était arrivée à ses fins en se contentant de deux soirées
par an, fixées à une époque où l'on avait chance de ne pas rester en
détresse sur les pentes de Montmartre, c'est-à-dire en avril et en mai,
quand les nuits sont plus clémentes, les rues praticables, et alors que le
jardin fleuri de la maisonnette donnait à celle-ci un agrément qui
rachetait sa pauvreté. L'année précédente quelques personnes de
l'espèce de celles qui ne connaissent pas d'obstacles quand au bout elles
doivent trouver une distraction, avaient risqué l'escalade, aussi
espérait-elle bien que cette année, pour sa première soirée, ses invités
seraient plus nombreux encore, et que parmi eux se rencontrerait, un
mari pour Anie.
III
Sous le ciel d'un bleu sombre les trois fenêtres du rez-de-chaussée
jetaient des lueurs violentes qui se perdaient au milieu des lilas et le
long de l'allée dans l'air tranquille du soir, des lanternes de papier
suspendues aux branches illuminaient le chemin depuis la loge du
concierge jusqu'à la maison, éclairant de leur lumière orangée les fleurs
printanières qui commençaient à s'ouvrir dans les plates-bandes.
Pendant de longues années on était entré directement dans la salle à
manger par une porte vitrée s'ouvrant sur le jardin, mais quand madame
Barincq avait organisé ses soirées il lui avait fallu un vestibule qu'elle
avait trouvé dans la cuisine devenue un hall, comme elle voulait qu'on
dit en insistant sur la prononciation «hole». Et, pour que cette
transformation fût complète, le hall avait été meublé d'ustensiles plus
décoratifs peut-être qu'utiles, mais qui lui donnaient un caractère: dans
la haute cheminée remplaçant l'ancien fourneau, un grand coquemar à
biberon avec des armoiries quelconques sur son couvercle; et aux murs
des panoplies d'armes de théâtre ou d'objets bizarres que les grands

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