faisant office de 
télescope, on entend son mugissement humain, sourd et profond 
comme celui de la mer, et dans ses fumées, de quelque côté que les 
apporte le vent, on sent passer son souffle et son odeur. 
Dans un de ces jardins s'élèvent un long corps de bâtiment divisé en 
une vingtaine de logements, puis tout autour sur ses pentes accidentées 
quelques maisonnettes d'une simplicité d'architecture qui n'a de
comparable que celles qu'on voit dans les boîtes de jouets de bois pour 
les enfants: un cube allongé percé de trois fenêtres au rez-de-chaussée, 
au premier étage, un toit en tuiles, et c'est tout. Des bosquets de lilas les 
séparent les unes des autres en laissant entre elles quelques 
plates-bandes, et un chemin recouvert de berceaux de vigne les dessert 
suivant les mouvements du terrain; chacune a son jardinet; toutes 
jouissent d'un merveilleux panorama,--leur seul agrément; celui qui 
détermine des gens aux jarrets solides et aux poumons vigoureux à 
gravir chaque jour cette colline, sur laquelle ils sont plus isolés de Paris 
que s'ils habitaient Rouen ou Orléans. 
Une de ces maisonnettes était celle de la famille Barincq, mais les 
charmes de la vue n'étaient pour rien dans le choix que leur avaient 
imposé les duretés de la vie. Ruinés, expropriés, ils se trouvaient sans 
ressources, lorsqu'un ami que leur misère n'avait pas éloigné d'eux avait 
offert la gérance de cette propriété à Barincq, avec le logement dans 
l'une de ces maisonnettes pour tout traitement; et telle était leur détresse 
qu'ils avaient accepté; au moins c'était un toit sur la tête; et, avec 
quelques meubles sauvés du naufrage, ils s'étaient installés là, en 
attendant, pour quelques semaines, quelques mois. 
Semaines et mois s'étaient changés en années, et depuis plus de quinze 
ans ils habitaient la rue de l'Abreuvoir, sans savoir maintenant s'ils la 
quitteraient jamais. 
Et cependant, à mesure que le temps s'écoulait, les inconvénients de cet 
isolement se faisaient sentir chaque jour plus durement, sinon pour le 
père qu'une longue course n'effrayait pas, au moins pour la fille. Quand 
elle n'était qu'une enfant, peu importait qu'ils fussent isolés de Paris; 
elle avait les jardins pour courir et pour jouer, travailler à la terre, 
bêcher, ratisser, faire de l'exercice en plein air, avec un horizon sans 
bornes devant elle qui lui ouvrait les yeux et l'esprit, tandis que sa mère 
la surveillait en rêvant un avenir de justes compensations que la fortune 
ne pouvait pas ne pas leur accorder. Le soir, son père, revenu du bureau, 
la faisait travailler, et comme il savait tout, les lettres, les sciences, le 
dessin, la musique, elle n'avait pas besoin d'autres maîtres; son 
éducation se poursuivait sans qu'elle connût les tristesses et les dégoûts
de la pension ou du couvent. 
Mais il était arrivé un moment où les leçons paternelles ne suffisaient 
plus; il fallait se préparer à gagner sa vie, et que ce qui avait été 
jusque-là agrément devint métier. Elle était entrée dans l'atelier Julian, 
et chaque jour, par quelque temps qu'il fît, pluie, neige, verglas, elle 
avait dû descendre des hauteurs de Montmartre, par les chemins 
glissants ou boueux, jusqu'au passage des Panoramas. Longue était la 
course, plus dure encore. Son père la conduisait d'une main, la couvrant 
de son parapluie ou la soutenant dans les escaliers, de l'autre portant le 
petit panier dans lequel était enveloppé le déjeuner qu'elle mangerait à 
l'atelier: deux oeufs durs, ou bien une tranche de viande froide, un 
morceau de fromage. Mais le soir, retenu bien souvent à son bureau, il 
ne pouvait pas toujours la ramener; alors elle revenait seule. 
Quel souci et quelle inquiétude pour un père et une mère élevés avec 
des idées bourgeoises, de savoir leur fille toute seule dans les rues de 
Paris; et une jolie fille encore, qui tirait les regards des passants autant 
par la séduction de ses vingt ans que par l'originalité de la tenue qu'elle 
avait adoptée, sans que ni l'un ni l'autre eussent l'énergie de la lui 
interdire: une jupe un peu courte retenue par une ceinture bleue qui, le 
noeud fait, retombait le long de ses plis, une veste courte ouvrant sur un 
gilet, et pour coiffure un béret, ce béret que Belmanières lui avait 
reproché. 
Sans doute, ce costume qui s'écartait des banalités de la mode était bien 
original pour la rue, alors surtout que celle qui le portait ne pouvait 
passer nulle part inaperçue; mais comment le lui défendre! La mère 
était fière de la voir ainsi habillée et trouvait qu'aucune fille n'était 
comparable à la sienne; le père, ému. N'était-ce pas, en effet, à quelques 
modifications près, pour le féminiser, le costume du pays natal? quand 
il la regardait à quelques pas devant lui, svelte et dégagée, marcher 
avec la souplesse et la légèreté qui sont un trait de la race, son coeur 
s'emplissait    
    
		
	
	
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