Vie de Franklin | Page 9

F.A.M. Mignet
en une
autre. L'existence de Dieu, la survivance de l'âme, la rémunération ou le
châtiment des actions, suivant qu'elles étaient conformes ou contraires à
la règle morale, acquirent à ses yeux l'autorité de dogmes véritables. Sa
croyance naturelle prit la certitude d'une croyance révélée, et il
composa, pour son usage personnel, une petite liturgie ou forme de
prières, intitulée _Articles de foi et actes de religion_.

A cette religion philosophique il fallait des préceptes de conduite.
Franklin se les imposa. Il aspira à une sorte de perfection humaine. «Je
désirais, dit-il, vivre sans commettre aucune faute dans aucun temps, et
me corriger de toutes celles dans lesquelles un penchant naturel,
l'habitude ou la société pouvaient m'entraîner.» Mais les résolutions les
plus fortes ne prévalent pas tout de suite contre les inclinations et les
habitudes. Franklin sentit qu'il faut se vaincre peu à peu et se
perfectionner avec art. Il lui parut que la méthode morale était aussi
nécessaire à la vertu que la méthode intellectuelle à la science. Il
l'appela donc à son secours.
Il fit un dénombrement exact des qualités qui lui étaient nécessaires, et
auxquelles il voulait se former. Afin de s'en donner la facilité par la
pratique, il les distribua entre elles de façon qu'elles se prêtassent une
force mutuelle en se succédant dans un ordre opportun. Il ne se borna
point à les classer, il les définit avec précision, pour bien savoir et ce
qu'il devait faire et ce qu'il devait éviter. En plaçant sous treize noms
les treize préceptes qu'il se proposa de suivre, voici le curieux tableau
qu'il en composa:
«Ier. Tempérance. Ne mangez pas jusqu'à vous abrutir, ne buvez pas
jusqu'à vous échauffer la tête.
«IIe. Silence. Ne parlez que de ce qui peut être utile à vous ou aux
autres.
«IIIe. Ordre. Que chaque chose ait sa place fixe. Assignez à chacune de
vos affaires une partie de votre temps.
«IVe. Résolution. Formez la résolution d'exécuter ce que vous devez
faire, et exécutez ce que vous aurez résolu.
«Ve. Frugalité. Ne faites que des dépenses utiles pour vous ou pour les
autres, c'est-à-dire ne prodiguez rien.
«VIe. Industrie. Ne perdez pas le temps; occupez-vous toujours de
quelque objet utile. Ne faites rien qui ne soit nécessaire.

«VIIe. Sincérité. N'employez aucun détour: que l'innocence et la justice
président à vos pensées et dictent vos discours.
«VIIIe. Justice. Ne faites tort à personne, et rendez aux autres les
services qu'ils ont droit d'attendre de vous.
«IXe. Modération. Évitez les extrêmes; n'ayez pas pour les injures le
ressentiment que vous croyez qu'elles méritent.
«Xe. Propreté. Ne souffrez aucune malpropreté sur vous, sur vos
vêtements, ni dans votre demeure.
«XIe. Tranquillité. Ne vous laissez pas émouvoir par des bagatelles ou
par des accidents ordinaires et inévitables.
«XIIe. Chasteté....
«XIIIe. Humilité. Imitez Jésus et Socrate.»
Cette classification des règles d'une morale véritablement usuelle, ne
recommandant point de renoncer aux penchants de la nature, mais de
les bien diriger; ne conduisant point au dévouement, mais à l'honnêteté;
préparant à être utile aux autres en se servant soi-même; propre de tous
points à former un homme et à le faire marcher avec droiture et succès
dans les voies ardues et laborieuses de la vie; cette classification n'avait
rien d'arbitraire pour Franklin. «Je plaçai, dit-il, la tempérance la
première, parce qu'elle tend à maintenir la tête froide et les idées nettes;
ce qui est nécessaire quand il faut toujours veiller, toujours être en
garde, pour combattre l'attrait des anciennes habitudes et la force des
tentations qui se succèdent sans cesse. Une fois affermi dans cette vertu,
le silence deviendrait plus facile; et mon désir étant d'acquérir des
connaissances autant que de me fortifier dans la pratique des vertus;
considérant que, dans la conversation, on s'instruit plus par le secours
de l'oreille que par celui de la langue; désirant rompre l'habitude que
j'avais contractée de parler sur des riens, de faire à tout propos des jeux
de mots et des plaisanteries, ce qui ne rendait ma compagnie agréable
qu'aux gens superficiels, j'assignai le second rang au silence. J'espérai
que, joint à l'ordre, qui venait après, il me donnerait plus de temps pour

suivre mon plan et mes études. La résolution, devenant habituelle en
moi, me communiquerait la persévérance nécessaire pour acquérir les
autres vertus; la frugalité et l'industrie, en me soulageant de la dette
dont j'étais encore chargé, et en faisant naître chez moi l'aisance et
l'indépendance, me rendraient plus facile l'exercice de la sincérité, de la
justice, etc.»
Sentant donc qu'il ne parviendrait point à se donner toutes ces vertus à
la fois, il s'exerça à les pratiquer les unes après les autres. Il dressa un
petit livret où elles étaient toutes inscrites à leur rang, mais où chacune
d'elles devait tour à tour être l'objet principal de son observation
scrupuleuse durant une
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