Vie de Franklin | Page 4

F.A.M. Mignet
la responsabilité qui pèse sur eux, et qui, selon qu'ils agissent
eux-mêmes, les récompense ou les punit dans ce qu'ils ont de plus cher.
Franklin eut le bonheur d'avoir des parents sains, laborieux,
raisonnables, vertueux. Son père atteignit l'âge de quatre-vingt-neuf ans.
Sa mère, aussi distinguée par la pieuse élévation de son âme que par la
ferme droiture de son esprit, en vécut quatre-vingt-quatre. Il reçut d'eux
et le principe d'une longue vie, et, ce qui valait mieux encore, les
germes des plus heureuses qualités pour la remplir dignement. Ces
germes précieux, il sut les développer. Il apprit de bonne heure à
réfléchir et à se régler. Il était ardent et passionné, et personne ne
parvint mieux à se rendre maître absolu de lui-même. La première
leçon qu'il reçut à cet égard, et qui fit sur lui une impression ineffaçable,
lui fut donnée à l'âge de six ans. Un jour de fête, il avait quelque
monnaie dans sa poche, et il allait acheter des jouets d'enfants. Sur son
chemin, il rencontra un petit garçon qui avait un sifflet, et qui en tirait
des sons dont le bruit vif et pressé le charma. Il offrit tout ce qu'il avait

d'argent pour acquérir ce sifflet qui lui faisait envie. Le marché fut
accepté; et, dès qu'il en fut devenu le joyeux possesseur, il rentra chez
lui en sifflant à étourdir tout le monde dans la maison. Ses frères, ses
soeurs, ses cousines, lui demandèrent combien il avait payé cet
incommode amusement. Il leur répondit qu'il avait donné tout ce qu'il
avait dans sa poche. Ils se récrièrent, en lui disant que ce sifflet valait
dix fois moins, et ils énumérèrent malicieusement tous les jolis objets
qu'il aurait pu acheter avec le surplus de ce qu'il devait le payer. Il
devint alors tout pensif, et le regret qu'il éprouva dissipa tout son plaisir.
Il se promit bien, lorsqu'il souhaiterait vivement quelque chose, de
savoir auparavant combien cela coûtait, et de résister à ses
entraînements par le souvenir du sifflet.
Cette histoire, qu'il racontait souvent et avec grâce, lui fut utile en bien
des rencontres. Jeune et vieux, dans ses sentiments et dans ses affaires,
avant de conclure ses opérations commerciales et d'arrêter ses
déterminations politiques, il ne manqua jamais de se rappeler l'achat du
sifflet.--C'était l'avertissement qu'il donnait à sa raison, le frein qu'il
mettait à sa passion. Quoi qu'il désirât, qu'il achetât ou qu'il entreprît, il
se disait: Ne donnons pas trop pour le sifflet. La conclusion qu'il en
avait tirée pour lui-même, il l'appliquait aux autres, et il trouvait que «la
plus grande partie des malheurs de l'espèce humaine venaient des
estimations fausses qu'on faisait de la valeur des choses, et de ce qu'on
donnait trop pour les sifflets».
Dès l'âge de dix ans, son père l'avait employé dans sa fabrication de
chandelles; pendant deux années il fut occupé à couper des mèches, à
les placer dans les moules, à remplir ensuite ceux-ci de suif, et à faire
les commissions de la boutique paternelle. Ce métier était peu de son
goût. Dans sa généreuse et intelligente ardeur, il voulait agir, voir,
apprendre. Élevé aux bords de la mer, où, durant son enfance, il allait
se plonger presque tout le jour dans la saison d'été, et sur les flots de
laquelle il s'aventurait souvent avec ses camarades en leur servant de
pilote, il désirait devenir marin. Pour le détourner de cette carrière, dans
laquelle était déjà entré l'un de ses fils, son père le conduisit tour à tour
chez des menuisiers, des maçons, des vitriers, des tourneurs, etc., afin
de reconnaître la profession qui lui conviendrait le mieux. Franklin

porta dans les divers ateliers qu'il visitait cette attention observatrice
qui le distingua en toutes choses, et il apprit à manier les instruments
des diverses professions en voyant les autres s'en servir. Il se rendit
ainsi capable de fabriquer plus tard, avec adresse, les petits ouvrages
dont il eut besoin dans sa maison, et les machines qui lui furent
nécessaires pour ses expériences. Son père se décida à le faire coutelier.
Il le mit à l'essai chez son cousin Samuel Franklin, qui, après s'être
formé dans ce métier à Londres, était venu s'établir à Boston; mais la
somme exigée pour son apprentissage ayant paru trop forte, il fallut
renoncer à ce projet. Franklin n'eut point à s'en plaindre, car bientôt il
embrassa une profession à laquelle il était infiniment plus propre.
Son esprit était trop actif pour rester dans l'oisiveté et dans l'ignorance.
Il aimait passionnément la lecture: la petite bibliothèque de son père,
qui était composée surtout de livres théologiques, fut bientôt épuisée. Il
y trouva un Plutarque qu'il dévora, et il eut les grands hommes de
l'antiquité pour ses premiers maîtres. L'_Essai sur les projets, de Defoë,
l'amusant auteur de Robinson Crusoé, et
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