Thérèse Raquin | Page 3

Emile Zola
derrière une cloison
vitrée, se trouvait une cuisine noire. De chaque côté de la salle à
manger, il y avait une chambre à coucher.
La vieille dame, après avoir embrassé son fils et sa belle-fille, se retirait
chez elle. Le chat s'endormait sur une chaise de la cuisine. Les époux
entraient dans leur chambre. Cette chambre avait une seconde porte
donnant sur un escalier qui débouchait dans le passage par une allée
obscure et étroite.
Le mari, qui tremblait toujours de fièvre, se mettait au lit; pendant ce

temps, la jeune femme ouvrait la croisée pour fermer les persiennes.
Elle restait là quelques minutes, devant la grande muraille noire, crépie
grossièrement, qui monte et s'étend au-dessus de la galerie. Elle
promenait sur cette muraille un regard vague, et, muette, elle venait se
coucher à son tour, dans une indifférence dédaigneuse.

II
Mme Raquin était une ancienne mercière de Vernon. Pendant près de
vingt-cinq ans, elle avait vécu dans une petite boutique de cette ville.
Quelques années après la mort de son mari, des lassitudes la prirent,
elle vendit son fonds. Ses économies jointes au prix de cette vente
mirent entre ses mains un capital de quarante mille francs qu'elle plaça
et qui lui rapporta deux mille francs de rente. Cette somme devait lui
suffire largement. Elle menait une vie de recluse, ignorant les joies et
les soucis poignants de ce monde; elle s'était fait une existence de paix
et de bonheur tranquille.
Elle loua, moyennant quatre cents francs, une petite maison dont le
jardin descendait jusqu'au bord de la Seine. C'était une demeure close et
discrète qui avait de vagues senteurs de cloître; un étroit sentier menait
à cette retraite située au milieu de larges prairies: les fenêtres du logis
donnaient sur la rivière et sur les coteaux déserts de l'autre rive. La
bonne dame, qui avait dépassé la cinquantaine, s'enferma au fond de
cette solitude, et y goûta des joies sereines, entre son fils Camille et sa
nièce Thérèse.
Camille avait alors vingt ans. Sa mère le gâtait encore comme un petit
garçon. Elle l'adorait pour l'avoir disputé à la mort pendant une longue
jeunesse de souffrances. L'enfant eut coup sur coup toutes les fièvres,
toutes les maladies imaginables. Mme Raquin soutint une lutte de
quinze années contre ces maux terribles qui venaient à la file pour lui
arracher son fils. Elle les vainquit tous par sa patience, par ses soins,
par son adoration.
Camille, grandi, sauvé de la mort, demeura tout frissonnant des
secousses répétées qui avaient endolori sa chair. Arrêté dans sa
croissance, il resta petit et malingre. Ses membres grêles eurent des
mouvements lents et fatigués. Sa mère l'aimait davantage pour cette
faiblesse qui le pliait. Elle regardait sa pauvre petite figure pâlie avec
des tendresses triomphantes, et elle songeait qu'elle lui avait donné la

vie plus de dix fois.
Pendant les rares repos que lui laissa la souffrance, l'enfant suivit les
cours d'une école de commerce de Vernon. Il y apprit l'orthographe et
l'arithmétique. Sa science se borna aux quatre règles et à une
connaissance très superficielle de la grammaire. Plus tard, il prit des
leçons d'écriture et de comptabilité. Mme Raquin se mettait à trembler
lorsqu'on lui conseillait d'envoyer son fils au collège; elle savait qu'il
mourrait loin d'elle, elle disait que les livres le tueraient. Camille resta
ignorant, et son ignorance mit comme une faiblesse de plus en lui.
A dix-huit ans, désoeuvré, s'ennuyant à mourir dans la douceur dont sa
mère l'entourait, il entra chez un marchand de toile, à titre de commis.
Il gagnait soixante francs par mois. Il était d'un esprit inquiet qui lui
rendait l'oisiveté insupportable. Il se trouvait plus calme, mieux portant,
dans ce labeur de brute, dans ce travail d'employé qui le courbait tout le
jour sur des factures, sur d'énormes additions dont il épelait patiemment
chaque chiffre. Le soir, brisé, la tête vide, il goûtait des voluptés
infinies au fond de l'hébétement qui le prenait. Il dut se quereller avec
sa mère pour entrer chez le marchand de toile; elle voulait le garder
toujours auprès d'elle, entre deux couvertures, loin des accidents de la
vie. Le jeune homme parla en maître; il réclama le travail comme
d'autres enfants réclament des jouets, non par esprit de devoir, mais par
instinct, par besoin de nature. Les tendresses, les dévouements de sa
mère lui avaient donné un égoïsme féroce; il croyait aimer ceux qui le
plaignaient et qui le caressaient; mais, en réalité, il vivait à part, au fond
de lui, n'aimant que son bien-être, cherchant par tous les moyens
possibles à augmenter ses jouissances. Lorsque l'affection attendrie de
Mme Raquin l'écoeura, il se jeta avec délices dans une occupation bête
qui le sauvait des tisanes et des potions. Puis, le soir, au retour du
bureau, il courait au bord
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