Thérèse Raquin | Page 2

Emile Zola
abat-jour, qu'ils posent sur un coin de leur comptoir, et les passants
peuvent alors distinguer ce qu'il y a au fond de ces trous où la nuit
habite pendant le jour. Sur la ligne noirâtre des devantures, les vitres
d'un cartonnier flamboient: deux lampes à schiste trouent l'ombre de
deux flammes jaunes. Et, de l'autre côté, une bougie, plantée au milieu
d'un verre à quinquet, met des étoiles de lumière dans la boite de bijoux
faux. La marchande sommeille au fond de son armoire, les mains

cachées sous son châle.
Il y a quelques années, en face de cette marchande, se trouvait une
boutique dont les boiseries d'un vert bouteille suaient l'humidité par
toutes leurs fentes. L'enseigne, faite d'une planche étroite et longue,
portait, en lettres noires, le mot: Mercerie, et sur une des vitres de la
porte était écrit un nom de femme: _Thérèse Raquin_, en caractères
rouges. A droite et à gauche s'enfonçaient des vitrines profondes,
tapissées de papier bleu.
Pendant le jour, le regard ne pouvait distinguer que l'étalage dans un
clair-obscur adouci.
D'un côté, il y avait un peu de lingerie: des bonnets de tulle tuyantés à
deux et trois francs pièce, des manches et des cols de mousseline; puis
des tricots, des bas, des chaussettes, des bretelles. Chaque objet, jauni
et fripé, était lamentablement pendu à un crochet de fil de fer. La
vitrine, de haut en bas, se trouvait ainsi emplie de loques blanchâtres
qui prenaient un aspect lugubre dans l'obscurité transparente. Les
bonnets neufs, d'un blanc plus éclatant, faisaient des taches crues sur le
papier bleu dont les planches étaient garnies. Et, accrochées le long
d'une tringle, les chaussettes de couleur mettaient des notes sombres
dans l'effacement blafard et vague de la mousseline.
De l'autre coté, dans une vitrine plus étroite, s'étageaient de gros
pelotons de laine verte, des boutons noirs cousus sur des cartes
blanches, des boîtes de toutes les couleurs et de toutes les dimensions,
des résilles à perles d'acier étalées sur des ronds de papier bleuâtre, des
faisceaux d'aiguilles à tricoter, des modèles de tapisserie, des bobines
de rubans, un entassement d'objets ternes et fanés qui dormaient sans
doute en cet endroit depuis cinq ou six ans. Toutes les teintes avaient
tourné au gris sale, dans cette armoire que la poussière et l'humidité
pourrissaient.
Vers midi, en été, lorsque le soleil brûlait les places et les rues de
rayons fauves, on distinguait, derrière les bonnets de l'autre vitrine, un
profil pâle et grave de jeune femme. Ce profil sortait vaguement des
ténèbres qui régnaient dans la boutique. Au front bas et sec s'attachait
un nez long, étroit, effilé; les lèvres étaient deux minces traits d'un rosé
pâle, et le menton, court et nerveux, tenait au cou par une ligne souple
et grasse. On ne voyait pas le corps, qui se perdait dans l'ombre: le
profil seul apparaissait, d'une blancheur mate, troué d'un oeil noir

largement ouvert, et comme écrasé sous une épaisse chevelure sombre.
Il était là, pendant des heures, immobile et paisible, entre deux bonnets
sur lesquels les tringles humides avaient laissé des bandes de rouille.
Le soir, lorsque la lampe était allumée, on voyait l'intérieur de la
boutique. Elle était plus longue que profonde; à l'autre bout, un escalier
en forme de vis menait aux chambres du premier étage. Contre les murs
étaient plaquées des vitrines, des armoires, des rangées de cartons verts;
quatre chaises et une table complétaient le mobilier. La pièce paraissait
nue, glaciale; les marchandises, empaquetées, serrées dans des coins, ne
traînaient pas ça et là avec leur joyeux tapage de couleurs.
D'ordinaire, il y avait deux femmes assises derrière le comptoir: une
jeune femme au profil grave et une vieille dame qui souriait en
sommeillant. Cette dernière avait environ soixante ans; son visage gras
et placide blanchissait sous les clartés de la lampe. Un gros chat tigré,
accroupi sur un angle du comptoir, la regardait dormir.
Plus bas, assis sur une chaise, un homme d'une trentaine d'années lisait
ou causait à demi-voix avec la jeune femme. Il était petit, chétif,
d'allure languissante; les cheveux d'un blond fade, la barbe rare, le
visage couvert de taches de rousseur, il ressemblait à un enfant malade
et gâté.
Un peu avant dix heures, la vieille dame se réveillait. On fermait la
boutique, et toute la famille montait se coucher. Le chat tigré suivait ses
maîtres en ronronnant, en se frottant la tête contre chaque barreau de la
rampe.
En haut, le logement se composait de trois pièces. L'escalier donnait
dans une salle à manger qui servait en même temps de salon. A gauche
était un poêle de faïence dans une niche; en face se dressait un buffet,
puis des chaises se rangeaient le long des murs, une table ronde, toute
ouverte, coupait le milieu de la pièce. Au fond,
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