un monde, ou simplement quelque chose 
d'analogue à ce qu'on appelle le monde, voilà ce que j'étais loin 
d'imaginer en quittant Paris. 
--Connaissez-vous Saint-Jean de Terre-Neuve? 
--Parbleu! c'est là qu'on fait sécher la morue. 
--Ah bah!... Suivez-moi donc! 
Il n'y a pas de gouverneur pour le moment, mais un simple 
administrateur qui en tient lieu et place: Son Honneur sir F. B. T. C... K. 
C. M. G. 
On me présente; mais je ne sais encore que trois mots anglais, qui ne 
sont pas d'accord ensemble, et lui n'est pas plus fort en français. 
Heureusement, dans un shake-hand un Anglais peut vous faire 
comprendre tout ce qu'il pense sans être capable de l'exprimer. Voilà 
pourquoi, cette fois, notre conversation se borna à cet acte de 
courtoisie.
À défaut d'un grand homme, l'administrateur est un homme grand. Il 
s'avance vers vous, toujours affable, la main tendue, ses petits yeux 
souriant dans sa tête de vieil enfant rasé. Du plus loin qu'il vous voit, il 
s'empresse, pour vous faire honneur, de déganter sa main droite, afin de 
vous la donner toute nue à serrer. 
Ainsi fait là-bas tout vrai gentleman. 
Très-fier de son crachat et de sa cravate rouge, l'administrateur! Ils sont 
comme cela trois ou quatre à Terre-Neuve, que la Reine a affublés des 
insignes de ce «chevalier-compagnon de Saint-Michel et 
Saint-Georges», ce qu'ils expriment toujours avec le plus grand soin à 
la suite de leur nom par ces initiales: K. C. M. G. Cet ordre créé pour 
les colonies, et qui ne jouit que là d'une certaine considération, donne à 
son titulaire droit au titre de sir. 
On ne saurait croire à quel point ce tout petit mot remplit la bouche 
d'un Anglais. 
À Terre-Neuve, le moindre politicien qui a la rare fortune de pouvoir 
s'appeler sir est du même coup consacré grand homme. Ce qu'il y a de 
plus joli, c'est que lui-même s'imagine l'être. Bien qu'il ne soit sir qu'en 
vertu de son K. C. M. G., il a tôt fait d'établir sa généalogie jusqu'à 
Guillaume le Conquérant. Or, comme, en général, personne ne sait d'où 
il sort, il lui est aisé de faire dire ce qu'il veut. 
Plus fier qu'un pair d'Angleterre, il en impose autour de lui, et à 
l'étranger qui sourit, on insiste: «Il est sir! Ne savez-vous pas? c'est un 
sir!» 
* * * 
Ah! madame, la jolie robe qui vient de faire froufrou dans mes jambes! 
On dit autour de moi qu'elle vient de Paris. Cela se peut bien: en soie 
couleur du temps, miraculeusement relevée de toutes parts avec des 
rangs de perles. Et pourtant, cette robe,--on dit maintenant qu'elle vient 
de chez Worth,--elle n'est pas parfaite; quelque chose y manque: le chic
n'y est pas. 
Attendez donc!... La robe a du chic;--c'est la femme qui en manque. 
--Quelle est donc, monsieur le secrétaire, cette ravissante personne qui 
entre par là? 
--Où la voyez-vous? 
--Ici: cette brune qui porte comme une Parisienne une robe de moire 
blanche brodée de perles, avec une touffe de roses pourpre au corsage? 
--Aoh! c'est ma fille. 
L'heureux père! il en a quatre comme celle-là, toutes plus accomplies 
les unes que les autres et toutes parlant français. 
À peine ai-je eu le temps d'être présenté à cette jeune reine, qu'un 
danseur l'emporte dans un tourbillon. Mais aussitôt on m'introduit à une 
yung lady parlant français. 
--Mademoiselle, voulez-vous me faire l'honneur de danser cette valse 
avec moi? 
--Certainement, monsieur, à moins que vous ne préfériez la «causer». 
Je m'empressai d'accepter, et aussitôt, prenant mon bras, elle m'entraîne 
hors des salons, et nous enfilons un large couloir où d'autres groupes se 
promenaient déjà. 
J'étais ébahi de cette liberté d'allures, que je trouvais du reste adorable. 
De papa et maman point n'était question. Qu'avaient-ils à voir dans nos 
affaires? On n'avait pas même jugé à propos de me les montrer. Et puis 
ni l'un ni l'autre ne savaient un mot de français. 
Au contraire, miss Esther le parlait correctement et avec une jolie 
pointe d'accent anglais, à peine de quoi rappeler sa nationalité. 
Au bout d'un instant, de nouveaux promeneurs affluèrent par toutes les
portes dans le corridor. C'est qu'ici, au lieu de déposer gravement sa 
danseuse sous l'aile de sa mère dès qu'on a cessé de la faire tourner, on 
lui offre le bras et, jusqu'à la danse suivante, on se promène, on cause, 
en un mot, on flirte. 
À la première reprise de l'orchestre je pensais,--j'étais alors farci de 
préjugés,--que les convenances et la discrétion me faisaient un devoir 
de ramener miss Esther à sa place. 
--Vous allez danser? interrogea-t-elle. 
--Je n'en ai nullement l'intention. 
--Alors continuons à causer, c'est bien plus agréable. 
C'était fort mon avis. Je n'avais jamais été à pareille fête. Je trouvais 
savoureux à l'excès le pain blanc de la flirtation, en vrai Français qui n'a 
jamais    
    
		
	
	
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