telles que le grand historien Astier-Réhu, de l'Académie française, le 
baron de Stoltz, vieux diplomate austro-hongrois, lord Chipendale (?), 
un membre du Jockey-Club avec sa nièce (hum! hum!), l'illustre 
docteur-professeur Schwanthaler, de l'Université de Bonn, un général 
péruvien et ses huit demoiselles. 
A quoi les Riz ne pouvaient guère opposer comme grandes vedettes 
qu'un sénateur belge et sa famille, Mme Schwanthaler, la femme du 
professeur, et un ténor italien retour de Russie, étalant sur la nappe des 
boutons de manchettes larges comme des soucoupes. 
C'est ce double courant opposé qui faisait sans doute la gêne et la 
raideur de la table. Comment expliquer autrement le silence de ces six 
cents personnes, gourmées, renfrognées, méfiantes, et le souverain 
mépris qu'elles semblaient affecter les unes pour les autres? Un 
observateur superficiel aurait pu l'attribuer à la stupide morgue 
anglo-saxonne qui, maintenant, par tous pays donne le ton du monde
voyageur. 
Mais non! Des êtres à face humaine n'arrivent pas à se haïr ainsi 
première vue, à se dédaigner du nez, de la bouche et des yeux faute de 
présentation préalable. Il doit y avoir autre chose. 
Riz et Pruneaux, je vous dis. Et vous avez l'explication du morne 
silence pesant sur ce dîner du Rigi-Kulm qui, vu le nombre et la variété 
internationale des convives, aurait dû être animé, tumultueux, comme 
on se figure les repas au pied de la tour de Babel. 
L'Alpiniste entra, un peu troublé devant ce réfectoire de chartreux en 
pénitence sous le flamboiement des lustres, toussa bruyamment sans 
que personne prît garde à lui, s'assit a son rang de dernier venu, au bout 
de la salle. Défublé maintenant, c'était un touriste comme un autre, 
mais d'aspect plus aimable, chauve, bedonnant, la barbe en pointe et 
touffue, le nez majestueux, d'épais sourcils féroces sur un regard bon 
enfant. 
Riz ou Pruneau? on ne savait encore. 
A peine installé, il s'agita avec inquiétude, puis quittant sa place d'un 
bond effrayé: «_Outre!_...un courant d'air!...» dit-il tout haut, et il 
s'élança vers une chaise libre, rabattue au milieu de la table. 
Il fut arrêté par une Suissesse de service, du canton d'Uri, celle-là, 
chaînettes d'argent et guimpe blanche: 
«Monsieur, c'est retenu... 
Alors, de la table, une jeune fille dont il ne voyait que la chevelure en 
blonds relevés sur des blancheurs de neige vierge dit sans se retourner, 
avec un accent d'étrangère: 
«Cette place est libre... mon frère est malade, il ne descend pas. 
--Malade? demanda l'Alpiniste en s'asseyant, l'air empressé, presque 
affectueux... Malade? Pas dangereusement au moins? 
Il prononçait «au mouain», et le mot revenait dans toutes ses phrases 
avec quelques autres vocables parasites «hé, qué, té, zou, vé, vaï, allons, 
et autrement, différemment», qui soulignaient encore son accent 
méridional, déplaisant sans doute pour la jeune blonde, car elle ne 
répondit que par un regard glacé, d'un bleu noir, d'un bleu d'abîme. 
Le voisin de droite n'avait rien d'encourageant non plus; c'était le ténor 
italien, fort gaillard au front bas, aux prunelles huileuses, avec des 
moustaches de matamore qu'il frisait d'un doigt furibond, depuis qu'on 
l'avait séparé de sa jolie voisine.
Mais le bon Alpiniste avait l'habitude de parler en mangeant, il lui 
fallait cela pour sa santé. 
«_Vé_! Les jolis boutons... se dit-il tout haut à lui-même en guignant 
les manchettes de l'Italien... Ces notes de musique, incrustées dans le 
jaspe, c'est d'un effet charmain... 
Sa voix cuivrée sonnait dans le silence sans y trouver le moindre écho. 
«Sûr que monsieur est chanteur, _qué?_ 
--Non capisco...» grogna l'Italien dans ses moustaches. 
Pendant un moment l'homme se résigna à dévorer sans rien dire, mais 
les morceaux l'étouffaient. Enfin, comme son vis-à-vis le diplomate 
austro-hongrois essayait d'atteindre le moutardier du bout de ses 
vieilles petites mains grelottantes, enveloppées de mitaines, il le lui 
passa obligeamment: «A votre service, monsieur le baron...» car il 
venait de l'entendre appeler ainsi. 
Malheureusement le pauvre M. de Stoltz, malgré l'air finaud et spirituel 
contracté dans les chinoiseries diplomatiques, avait perdu depuis 
longtemps ses mots et ses idées, et voyageait dans la montagne 
spécialement pour les rattraper. Il ouvrit ses yeux vides sur ce visage 
inconnu, les referma sans rien dire. Il en eût fallu dix, anciens 
diplomates de sa force intellectuelle, pour trouver en commun la 
formule d'un remerciement. 
A ce nouvel insuccès, l'Alpiniste fit une moue terrible, et la brusque 
façon dont il s'empara de la bouteille aurait pu faire croire qu'il allait 
achever de fendre, avec, la tête fêlée du vieux diplomate. Pas plus! 
C'était pour offrir à boire à sa voisine, qui ne l'entendit pas, perdue dans 
une causerie à mi-voix, d'un gazouillis étranger doux et vif, avec deux 
jeunes gens assis tout près d'elle. Elle se penchait, s'animait. On voyait 
des petits frisons briller dans la lumière contre une oreille menue, 
transparente et toute rose... Polonaise, Russe, Norvégienne?... mais du 
Nord bien certainement;    
    
		
	
	
	Continue reading on your phone by scaning this QR Code
 
	 	
	
	
	    Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the 
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.
	    
	    
