vers l'hôtel 
avec un tintement de ferrailles, une exagération de mouvements causée 
par d'étranges accessoires. 
A vingt pas, à travers la neige, les touristes désoeuvrés, le nez contre 
les vitres, les misses aux curieuses petites têtes coiffées en garçons, 
prirent cette apparition pour une vache égarée, puis pour un rétameur 
chargé de ses ustensiles. 
A dix pas, l'apparition changea encore et montra l'arbalète l'épaule, le 
casque à visière baissée d'un archer du moyen âge, encore plus 
invraisemblable à rencontrer sur ces hauteurs qu'une vache ou qu'un 
ambulant. 
Au perron, l'arbalétrier ne fut plus qu'un gros homme, trapu, râblé, qui 
s'arrêtait pour souffler, secouer la neige de ses jambières en drap jaune 
comme sa casquette, de son passe-montagne tricoté ne laissant guère 
voir du visage que quelques touffes de barbe grisonnante et d'énormes 
lunettes vertes, bombées en verres de stéréoscope. Le piolet, 
l'alpenstock, un sac sur le dos, un paquet de cordes en sautoir, des 
crampons et crochets de fer à la ceinture d'une blouse anglaise à larges 
pattes complétaient le harnachement de ce parfait alpiniste. 
Sur les cimes désolées du Mont-Blanc ou du Finsteraarhorn, cette tenue 
d'escalade aurait semblé naturelle; mais au Rigi-Kulm, à deux pas du 
chemin de fer! 
L'Alpiniste, il est vrai, venait du côté opposé à la station, et l'état de ses 
jambières témoignait d'une longue marche dans la neige et la boue. 
Un moment il regarda l'hôtel et ses dépendances, stupéfait de trouver à
deux mille mètres au-dessus de la mer une bâtisse de cette importance, 
des galeries vitrées, des colonnades, sept étages de fenêtres et le large 
perron s'étalant entre deux rangées de pots à feu qui donnaient à ce 
sommet de montagne l'aspect de la place de l'Opéra par un crépuscule 
d'hiver. 
Mais si surpris qu'il pût être, les gens de l'hôtel le paraissaient bien 
davantage, et lorsqu'il pénétra dans l'immense antichambre, une 
poussée curieuse se fit à l'entrée de toutes les salles: des messieurs 
armés de queues de billard, d'autres avec des journaux déployés, des 
dames tenant leur livre ou leur ouvrage, tandis que tout au fond, dans le 
développement de l'escalier, des têtes se penchaient par-dessus la 
rampe, entre les chaînes de l'ascenseur. 
L'homme dit haut, très fort, d'une voix de basse profonde, un «creux du 
Midi» sonnant comme une paire de cymbales: 
«Coquin de bon sort! En voilà un temps!... 
Et tout de suite il s'arrêta, quitta sa casquette et ses lunettes. 
Il suffoquait. 
L'éblouissement des lumières, le chaleur du gaz, des calorifères, en 
contraste avec le froid noir du dehors, puis cet appareil somptueux, ces 
hauts plafonds, ces portiers chamarrés avec «REGINA MONTIUM» en 
lettres d'or sur leurs casquettes d'amiraux, les cravates blanches des 
maîtres d'hôtel et le bataillon des Suissesses en costumes nationaux 
accouru sur un coup de timbre, tout cela l'étourdit une seconde, pas plus 
d'une. 
Il se sentit regardé et, sur-le-champ, retrouva son aplomb, comme un 
comédien devant les loges pleines. 
«Monsieur désire?... 
C'était le gérant qui l'interrogeait du bout des dents, un gérant très chic, 
jaquette rayée, favoris soyeux, une tête de couturier pour dames. 
L'Alpiniste, sans s'émouvoir, demanda une chambre, «une bonne petite 
chambre, au moins», à l'aise avec ce majestueux gérant comme avec un 
vieux camarade de collège. 
Il fut par exemple bien près de se fâcher quand la servante bernoise, qui 
s'avançait un bougeoir à la main, toute raide dans son plastron d'or et 
les bouffants de tulle de ses manches, s'informa si monsieur désirait 
prendre l'ascenseur. La proposition d'un crime à commettre ne l'eût pas 
indigné davantage.
--Un ascenseur, à lui!... à lui!... Et son cri, son geste, secouèrent toute 
sa ferraille. 
Subitement radouci, il dit à la Suissesse d'un ton aimable: «_Pedibusse 
cum jambis_se, ma belle chatte...» et il monta derrière elle, son large 
dos tenant l'escalier, écartant les gens sur son passage, pendant que par 
tout l'hôtel courait une clameur, un long «Qu'est-ce que c'est que ça?» 
chuchoté dans les langues diverses des quatre parties du monde. Puis le 
second coup du dîner sonna, et nul ne s'occupa plus de l'extraordinaire 
personnage. 
Un spectacle, cette salle à manger du Rigi-Kulm. 
Six cents couverts autour d'une immense table en fer à cheval où des 
compotiers de riz et de pruneaux alternaient en longues files avec des 
plantes vertes, reflétant dans leur sauce claire ou brune les petites 
flammes droites des lustres et les dorures du plafond caissonné. 
Comme dans toutes les tables d'hôte suisses, ce riz et ces pruneaux 
divisaient le dîner en deux factions rivales, et rien qu'aux regards de 
haine ou de convoitise jetés d'avance sur les compotiers du dessert, on 
devinait aisément à quel parti les convives appartenaient. Les Riz se 
reconnaissaient à leur pâleur défaite, les Pruneaux à leurs faces 
congestionnées. 
Ce soir-là, les derniers étaient en plus grand nombre, comptaient 
surtout des personnalités plus importantes, des célébrités européennes,    
    
		
	
	
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