Sur la pierre blanche | Page 5

Anatole France
et Rémus ont le crin jaune.
»Si l'on pouvait reconstruire ces ossements calcinés, vous verriez
apparaître les pures formes aryennes. En ces crânes larges et vigoureux,
en ces têtes carrées comme la première Rome que devaient fonder leurs
fils, vous reconnaîtriez les aïeux des patriciens de la république, la
souche longtemps vigoureuse qui produisit les tribuns, les pontifes et
les consuls, vous toucheriez le superbe moule de ces robustes cerveaux
qui construisirent la religion, la famille, l'armée, le droit public de la
cité la plus fortement organisée qui fut jamais.
Ayant posé lentement sur la table rustique l'urne d'argile, Giacomo
Boni se penche sur un cercueil grand comme un berceau, un cercueil
creusé dans un tronc de chêne et semblable pour la forme aux
premières barques des hommes. Il soulève la mince paroi d'écorce et
d'aubier qui recouvre cette nacelle funéraire et fait apparaître des
ossements frêles comme un squelette d'oiseau. Du corps, il ne subsiste
guère que l'épine dorsale et l'on croirait voir un vertébré des plus
humbles, un grand lézard, si l'ampleur du front ne révélait pas l'homme.
Des perles colorées, détachées d'un collier, recouvrent ces os bruns,

lavés par les eaux souterraines et pris dans la terre grasse.
--Voyez maintenant, dit Boni, ce petit enfant qui fut non pas incinéré
avec honneur, mais enseveli et rendu tout entier à la terre d'où il était
sorti. Ce n'est point un fils des chefs, un noble héritier des hommes
blonds. Il appartient à la race indigène de la Méditerranée, qui devint la
plèbe romaine et fournit encore aujourd'hui à l'Italie des avocats subtils
et des calculateurs. Il naquit dans la cité palatine des Sept Monts à une
époque effacée pour nous sous des fables héroïques. C'est un enfant
romuléen. Alors la vallée des Sept Monts formait un marécage et le
Palatin n'était couvert que de cabanes de roseaux. Une petite lance fut
posée sur le cercueil pour indiquer que l'enfant était un mâle. Il n'avait
pas plus de quatre ans quand il s'endormit dans la mort. Alors sa mère
agrafa sur lui une belle tunique et lui ceignit le cou d'un collier de
perles. Ceux de sa tribu ne le laissèrent pas sans offrandes. Ils
déposèrent sur sa tombe, dans des vases de terre noire, du lait, des fèves,
une grappe de raisin. J'ai recueilli ces vases et j'en ai fait de semblables
avec la même terre sur un feu de bois allumé la nuit dans le Forum.
Avant de lui dire adieu il mangèrent et burent ensemble une part de ce
qu'ils avaient apporté, et ce repas funèbre leur fit oublier leur chagrin.
Petit enfant qui dors depuis les jours du dieu Quirinus, un empire a
passé sur ton cercueil agreste, et les mêmes astres qui brillaient sur ta
naissance vont s'allumer tout à l'heure sur nos têtes. L'insondable
espace qui sépare tes heures des nôtres n'est qu'un moment
imperceptible dans la vie de l'univers.
Après un moment de silence:
--Le plus souvent, dit Nicole Langelier, il est aussi difficile de
distinguer dans un peuple les races qui le composent que de suivre au
cours d'un fleuve les rivières qui s'y sont jetées. Et qu'est-ce qu'une race?
Y a-t-il vraiment des races humaines? Je vois qu'il y a des hommes
blancs, des hommes rouges et des hommes noirs. Mais ce ne sont pas là
des races, ce sont des variétés d'une même race, d'une même espèce,
qui forment entre elles des unions fécondes et se mêlent sans cesse. A
plus forte raison le savant ne connaît pas plusieurs races jaunes,
plusieurs races blanches. Mais les hommes imaginent des races au gré

de leur orgueil, de leur haine ou de leur avidité. En 1871, la France fut
démembrée en vertu des droits de la race germanique, et il n'y a pas de
race germanique. Les antisémites allument contre la race juive la colère
des peuples chrétiens, et il n'y a pas de race juive.
»Ce que j'en dis, Boni, est par spéculation pure, et non point pour vous
contredire. Comment ne vous croirait-on pas? La persuasion habite sur
vos lèvres. Et vous associez, dans votre esprit, aux vérités étendues de
la science, les vérités profondes de la poésie. Comme vous le dites, des
pasteurs venus de la Bactriane ont peuplé la Grèce et l'Italie. Comme
vous le dites, ils y ont trouvé les aborigènes. C'était, dans l'antiquité,
une croyance commune aux Italiens et aux Hellènes que les premiers
hommes qui peuplèrent leur pays étaient nés de la terre, comme
Érechtée. Et que vous puissiez suivre à travers les siècles, mon cher
Boni, les autochtones de votre Ausonie et les migrateurs venus de
Pamir, ceux-ci, patriciens pleins de courage et de foi, les autres,
plébéiens ingénieux et diserts, je n'y contredis point. Car enfin, s'il n'y a
pas, à proprement parler, plusieurs
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