Sur la pierre blanche | Page 4

Anatole France
pas cher à l'État de l'acheter pour la pioche. Sous neuf
mètres de terre, que surmonte le couvent de Sant Adriano, s'étendent
les dalles de Dioclétien qui a restauré la Curie pour la dernière fois.
Nous trouverons sûrement dans les décombres beaucoup de ces tables
de marbre sur lesquelles les lois étaient gravées. Il importe à Rome et à
l'Italie, il importe au monde entier que les vestiges du Sénat romain
soient rendus à la lumière.
Puis il pria ses amis d'entrer dans sa cabane hospitalière et rustique
comme la maison d'Evandre.
Elle se composait d'une salle unique où se dressait une table de bois
blanc, chargée de poteries noires et de débris informes qui exhalaient
une odeur de terre.
--Du préhistorique! soupira Joséphin Leclerc. Ainsi, mon cher Giacomo
Boni, non content de chercher dans le Forum les monuments des
Empereurs, ceux de la République et ceux des Rois, vous vous
enfoncez maintenant dans les terrains qui portèrent une flore et une
faune disparues, vous creusez dans le quaternaire, dans le tertiaire, vous
pénétrez dans le pliocène, dans le miocène, dans l'éocène; de
l'archéologie latine, vous passez à l'archéologie préhistorique et à la
paléontologie. On s'inquiète, dans les salons, des profondeurs où vous
descendez. La comtesse Pasolini ne sait plus où vous vous arrêterez; et
l'on vous représente, dans un petit journal satirique, sortant par les
antipodes et soupirant: Adesso va bene!
Boni semblait n'avoir pas entendu.
Il examinait avec une attention profonde un vaisseau d'argile encore
humide et limoneux. Ses yeux clairs et changeants s'assombrissaient
quand il scrutait sur ce pauvre ouvrage humain quelque indice encore

inaperçu d'un passé mystérieux. Et ils redevenaient d'un bleu pâle dans
le vague de la rêverie.
--Ces restes que vous voyez là, dit-il enfin, ces petits cercueils de bois
non équarri et ces urnes de terre noire, en forme de cabane, contenant
des os calcinés, furent recueillis sous le temple de Faustine, au
nord-ouest du Forum.
»On trouve côte à côte des urnes noires pleines de cendres et des
squelettes couchés dans leur cercueil comme dans un lit. Les Grecs et
les Romains pratiquaient à la fois l'ensevelissement et la crémation. Sur
l'Europe entière, aux époques antérieures à toute histoire, les deux
coutumes étaient suivies en même temps, dans la même cité, dans la
même tribu. Ces deux modes de sépulture correspondent-ils à deux
races, à deux génies? Je le crois.
Il prit dans ses mains, d'un geste respectueux et presque rituel, un vase
en forme de cabane qui contenait un peu de cendre:
--Ceux, dit-il, qui, dans des temps immémoriaux, façonnaient ainsi
l'argile, pensaient que l'âme, attachée aux os et aux cendres, avait
besoin d'une demeure, mais qu'il ne lui fallait pas une maison bien
grande pour y vivre la vie diminuée des morts. C'étaient des hommes
d'une noble race, venue d'Asie. Celui dont je soulève la cendre légère
vécut avant les temps d'Évandre et du berger Faustulus.
Et il ajouta, se plaisant à parler comme les anciens:
--Alors le roi Italus, ou Vitulus, le roi Veau, exerçait sa domination
paisible sur cette contrée promise à tant de gloire. Alors s'étendaient sur
la terre ausonienne les règnes monotones des troupeaux. Ces hommes
n'étaient point ignorants et grossiers. Ils avaient reçu de leurs ancêtres
beaucoup d'enseignements précieux. Ils connaissaient le navire et la
rame. Ils pratiquaient l'art de soumettre les boeufs au joug et de les lier
au timon. Ils allumaient à leur volonté le feu divin. Ils recueillaient le
sel, travaillaient l'or, pétrissaient et cuisaient des vases d'argile. Sans
doute ils commençaient à travailler la terre. On conte que les pâtres
latins devinrent laboureurs sous le règne fabuleux du Veau. Ils

cultivaient le millet, l'orge et l'épeautre. Ils cousaient des peaux avec
des aiguilles d'os. Ils tissaient et, peut-être, faisaient mentir la laine en
couleurs variées. Ils mesuraient le temps par les phases de la lune. Ils
contemplaient le ciel et ils y retrouvaient la terre. Ils y voyaient le
lévrier qui garde pour le maître Diospiter le troupeau des étoiles. Ils
reconnaissaient dans les nuées fécondes le bétail du Soleil, les vaches
nourricières des campagnes bleues. Ils adoraient leur père le Ciel et leur
mère la Terre. Et, le soir, ils entendaient les chariots des dieux,
migrateurs comme eux, fouler, de leurs roues pleines, les sentiers de la
montagne. Ils aimaient la lumière du jour et songeaient avec tristesse à
la vie des âmes dans le royaume des ombres.
»Ces Aryens à tête large, nous savons qu'ils étaient blonds, puisque
leurs dieux, faits à leur image, étaient blonds. Indra avait les cheveux
comme les épis d'orge et la barbe comme les poils du tigre. Les Grecs
se représentaient les dieux immortels avec des yeux bleus ou glauques
et des chevelures d'or. La déesse Rome était flava et candida. Dans la
tradition latine, Romulus
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