sévère. 
Peut-être, pensai-je, si j'allais lui confier mes tourments, il me donnerait 
un bon conseil; peut-être lui qui passe sa vie tout seul, si tristement, 
serait touché de voir pour la première fois un novice venir à lui et lui 
demander son assistance. Les malheureux se cherchent et se 
comprennent. Peut-être est-il malheureux, lui aussi; peut-être 
sympathisera-t-il avec mes douleurs. Je me levai, et, avant de l'aller 
trouver, je passai au réfectoire. Un frère convers coupait du pain; je lui 
en demandai, et il m'en jeta un morceau comme il eût fait à un animal 
importun. J'eusse mieux aimé des injures que cette muette et brutale 
pitié. On me trouvait indigne d'entendre le son de la voix humaine, et 
on me jetait ma nourriture par terre, comme si, dans mon abjection, 
j'eusse été réduit à ramper avec les bêtes. 
Quand j'eus mangé ce pain amer et trempé de mes pleurs, je me rendis 
à la cellule du père Alexis. Elle était située, loin de toutes les autres, 
dans la partie la plus élevée du bâtiment, à côté du cabinet de physique. 
On y arrivait par un étroit balcon, suspendu à l'extérieur du dôme. Je 
frappai, on ne me répondit pas; j'entrai. Je trouvai le père Alexis 
endormi sur son fauteuil, un livre à la main. Sa figure, sombre et 
pensive jusque dans le sommeil, faillit m'ôter ma résolution. C'était un 
vieillard de taille moyenne, robuste, large des épaules, voûté par l'étude 
plus que par les années. Son crâne chauve était encore garni par 
derrière de cheveux noirs crépus. Ses traits énergiques ne manquaient
cependant pas de finesse. Il y avait sur cette face flétrie un mélange 
inexprimable de décrépitude et de force virile. Je passai derrière son 
fauteuil sans faire aucun bruit, dans la crainte de le mal disposer en 
l'éveillant brusquement; mais, malgré mes précautions extrêmes, il 
s'aperçut de ma présence; et, sans soulever sa tête appesantie, sans 
ouvrir ses yeux caves, sans témoigner ni humeur ni surprise, il me dit: 
«_Je t'entends_. 
--Père Alexis... lui dis-je d'une voix timide. 
--Pourquoi m'appelles-tu père? reprit-il sans changer de ton ni d'attitude; 
tu n'as pas coutume de m'appeler ainsi. Je ne suis pas ton père, mais 
bien plutôt ton fils, quoique je sois flétri par l'âge, tandis que toi, tu 
restes éternellement jeune, éternellement beau!» 
Ce discours étrange troublait toutes mes idées. Je gardai le silence. Le 
moine reprit: 
«Eh bien! parle, je l'écoute. Tu sais bien que je t'aime comme l'enfant 
de mes entrailles, comme le père qui m'a engendré, comme le soleil qui 
m'éclaire, comme l'air que je respire, et plus que tout cela encore. 
--O père Alexis, lui dis-je, étonné et attendri d'entendre des paroles si 
douces sortir de cette bouche rigide, ce n'est pas à moi, misérable 
enfant, que s'adressent des sentiments si tendres. Je ne suis pas digne 
d'une telle affection, et je n'ai le bonheur de l'inspirer à personne; mais, 
puisque je vous surprends au milieu d'un heureux songe, puisque le 
souvenir d'un ami égaie votre coeur, bon père Alexis, que votre réveil 
me soit favorable, que votre regard tombe sur moi sans colère, et que 
votre main ne repousse pas ma tête humiliée, couverte des cendres de la 
douleur et de l'expiation.» 
En parlant ainsi, je pliai les genoux devant lui, et j'attendis qu'il jetât les 
yeux sur moi. Mais à peine m'eut-il vu qu'il se leva comme saisi de 
fureur et d'épouvante en même temps. L'éclair de la colère brillait dans 
ses yeux, une sueur froide ruisselait sur ses tempes dévastées. 
«Qui êtes-vous? s'écria-t-il. Que me voulez-vous? Que venez-vous faire 
ici? Je ne vous connais pas!» 
J'essayai vainement de le rassurer par mon humble posture, par mes 
regards suppliants. 
--Vous êtes un novice, me dit-il, je n'ai point affaire avec les novices. Je 
ne suis pas un directeur de consciences, ni un dispensateur de grâces et 
de faveurs. Pourquoi venez-vous m'espionner pendant mon sommeil?
Vous ne surprendrez pas le secret de mes pensées. Retournez vers ceux 
qui vous envoient, dites-leur que je n'ai pas longtemps à vivre, et que je 
demande qu'on me laisse tranquille. Sortez, sortez; j'ai à travailler. 
Pourquoi violez-vous la consigne qui défend d'approcher de mon 
laboratoire? Vous exposez votre vie et la mienne: allez-vous en!» 
J'obéis tristement, et je me retirais à pas lents, découragé, brisé de 
douleur, le long de la galerie extérieure par laquelle j'étais venu. Il 
m'avait suivi jusqu'en dehors, comme pour s'assurer que je m'éloignais. 
Lorsque j'eus atteint l'escalier, je me retournai, et je le vis debout, l'oeil 
toujours enflammé de colère, les lèvres contractées par la méfiance. 
D'un geste impérieux il m'ordonna de m'éloigner. J'essayai d'obéir: je 
n'avais plus la force de marcher, je n'avais plus celle de vivre. Je perdis 
l'équilibre, je roulai quelques marches, je faillis être entraîné dans ma 
chute par-dessus la rampe,    
    
		
	
	
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