Souvenirs de la maison des morts | Page 4

Fyodor Dostoyevsky
avait assez pour enrichir toute la chiourme. Il les puisait dans l'unique livre qu'il posséda durant quatre ans, dans le petit évangile, que lui avait donné la fille d'un proscrit; il vous racontera comment il apprenait à lire à ses compagnons sur les pages usées. Et l'on dirait, en effet, que les Souvenirs ont été écrits sur les marges de ce volume; un seul mot définit bien le caractère do l'oeuvre et l'esprit de celui qui la con?ut: c'est l'esprit évangélique. La plupart de ces écrivains russes en sont pénétrés, mais nul ne l'est au même degré que Dosto?evsky, assez indifférent aux conséquences dogmatiques, il ne retient que la source de vie morale; tout lui vient de cette source, même le talent d'écrire, c'est-à-dire de communiquer son coeur aux hommes, de leur répondre quand ils demandent un peu de lumière et de compassion.
En insistant sur ce trait capital, je dois mettre le lecteur en garde contre une assimilation trompeuse. Quelques-uns diront peut-être: Tout ceci n'est pas nouveau, c'est la fantaisie romantique sur laquelle nous vivons depuis soixante ans, la réhabilitation du for?at, une génération de plus dans la nombreuse famille qui va de Claude Gueux à Jean Valjean.--Qu'on regarde de plus près; il n'y a rien de commun entre les deux conceptions. Chez nous, ce parti pris est trop souvent un jeu d'antithèses qui nous laisse l'impression de quelque chose d'artificiel et de faux; car on grandit le for?at au détriment des honnêtes gens, comme la courtisane aux dépens des honnêtes femmes. Chez l'écrivain russe, pas l'ombre d'une antithèse; il ne sacrifie personne à ses clients, il ne fait pas d'eux des héros; il nous les montre ce qu'ils sont, pleins de vices et de misères; seulement, il persiste à chercher en eux le reflet divin, à les traiter en frères déchus, dignes encore de charité. Il ne les voit pas dans un mirage, mais sous le jour simple de la réalité; il les dépeint avec l'accent de la vérité vivante, avec cette juste mesure qu'on ne définit point à l'avance, mais qui s'impose peu a peu au lecteur et contente la raison.
Une autre catégorie de modèles pose devant le peintre: les autorités du bagne, fonctionnaires et gens de police, les tristes ma?tres de ce triste peuple. On retrouvera dans leurs portraits la même sobriété d'indignation, la même équanimité. Rien ne trahit chez Dosto?evsky l'ombre d'un ressentiment personnel, ni ce que nous appellerions l'esprit d'opposition. Il explique, il excuse presque la brutalité et l'arbitraire de ces hommes par la perversion fatale qu'entra?ne le pouvoir absolu. Il dit quelque part: ?Les instincts d'un bourreau existent en germe dans chacun de nos contemporains.? L'habitude et l'absence de frein développent ces instincts, parallèlement à des qualités qui forcent la sympathie. Il en résulte un bourreau bon gar?on, une réduction de Néron, c'est-à-dire un type foncièrement vrai. On remarquera dans ce genre l'officier Smékalof, qui prend tant de plaisir à voir administrer les verges; les for?ats raffolent de lui, parce qu'il les fustige dr?lement.
--C'est un farceur, un coeur d'or, disent-ils à l'envi.
Qui expliquera les folles contradictions de l'homme, surtout de l'homme russe, instinctif, prime-sautier, plus près qu'un autre de la nature?
J'ai rencontré un de ces tyranneaux des mines sibériennes. Au mois d'octobre 1878, je me trouvais au célèbre couvent de Saint-Serge, près de Moscou. Des religieux erraient indolemment dans les cours, sous la robe noire des basiliens. Mon guide, un petit frère lai très-dégourdi, m'indiqua, avec une nuance de respect, un vieux moine accoudé sur la galerie du réfectoire, d'où il émiettait le reste de son pain de seigle aux pigeons qui s'abattaient des bouleaux voisins.--?C'est le père un tel, un ancien ma?tre de police en Sibérie.?--Je m'approchai du cénobite. Il reconnut un étranger et m'adressa la parole en fran?ais. Sa conversation, bien que très-réservée, dénotait une ouverture d'horizon fort rare dans le monde où il vivait. Je laissai tomber le nom d'un des proscrits de décembre 1825, dont l'histoire m'était familière, ?L'auriez-vous rencontré en Sibérie? demandai-je à mon interlocuteur.-- Comment donc, il a été sous ma juridiction.? J'étais fixé. Je savais ce qu'avait été cette juridiction. Peu d'hommes dans tout l'empire eussent pu trouver dans leur mémoire les lourds secrets et les douloureuses images qui devaient hanter la conscience de ce moine. Quelle impulsion mystérieuse l'avait amené dans ce couvent, où il psalmodiait paisiblement les litanies depuis de longues années? était-ce piété, remords, lassitude?--?En voilà un qui a beaucoup à expier, dis-je à mon guide: il a vu et fait des choses terribles; le repentir l'ai poussé ici, peut-être!?--Le petit frère convers me regarda d'un air étonné; évidemment, la vocation de son ancien ne s'était jamais présentée à son esprit sous ce point de vue,--?Nous sommes tous pécheurs!? répondit-il. Il ajouta, en clignant de l'oeil vers le vieillard avec une nuance encore plus
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