Souvenirs de la maison des morts | Page 3

Fyodor Dostoyevsky
de médiocres lois; sous un ciel plus rigoureux, la politique le perd, le déporte en Sibérie; il en revient avec des oeuvres durables, un grand renom, et l'assurance intime d'avoir été remis malgré lui dans sa voie. Le destin rit sur nos revers et nos réussites; il culbute nos combinaisons et nous dispense le bien ou le mal en raison inverse de notre raison. Quand on écoute ce rire perpétuel, dans l'histoire de chaque homme et de chaque jour, on se trouve niais de souhaiter quelque chose.
Pourtant l'épreuve était cruelle, on le verra de reste en lisant les pages qui la racontent. Notre auteur feint d'avoir trouvé ce récit dans les papiers d'un ancien déporté, criminel de droit commun, qu'il nous représente comme un repenti digne de toute indulgence. Plusieurs des personnages qu'il met en scène appartiennent à la même catégorie. C'étaient là des concessions obligées à l'ombrageuse censure du temps; cette censure n'admettait pas qu'il y e?t des condamnés politiques en Russie. Il faut tenir compte de cette fiction, il faut se souvenir en lisant que le narrateur et quelques-uns de ses codétenus sont des gens d'honneur, de haute éducation. Cette transposition, que le lecteur russe fait de lui-même, est indispensable pour rendre tout leur relief aux sentiments, aux contrastes des situations. Ce qui n'est pas un hommage à la censure, mais un tour d'esprit particulier à l'écrivain, c'est la résignation, la sérénité, parfois même le go?t de la souffrance avec lesquels il nous décrit ses tortures. Pas un mot enflé ou frémissant, pas une invective devant les atrocités physiques et morales où l'on attend que l'indignation éclate; toujours le ton d'un fils soumis, chatié par un père barbare, et qui murmure à peine: ?C'est bien dur!? On appréciera ce qu'une telle contention ajoute d'épouvante à l'horreur des choses dépeintes.
Ah! il faudra bander ses nerfs et cuirasser son coeur pour achever quelques-unes de ces pages! Jamais plus apre réalisme n'a travaillé sur des sujets plus repoussants. Ressuscitez les pires visions de Dante, rappelez-vous, si vous avez pratiqué cette littérature, le Maleus maleficorum, les procès-verbaux de questions extraordinaires rapportés par Llorente, vous serez encore mal préparé à la lecture de certains chapitres; néanmoins, je conseille aux dégo?tés d'avoir bon courage et d'attendre l'impression d'ensemble; ils seront étonnés de trouver cette impression consolante, presque douce. Voici, je crois, le secret de cette apparente contradiction.
à son entrée au bagne, l'infortuné se replie sur lui-même: du monde ignoble où il est précipité, il n'attend que désespoir et scandale. Mais peu à peu, il regarde dans son ame et dans les ames qui l'entourent, avec la minutieuse patience d'un prisonnier. Il s'aper?oit que la fatigue physique est saine, que la souffrance morale est salutaire, qu'elle fait germer en lui d'humbles petites fleurs aux bons parfums, la semence de vertu qui ne levait pas au temps du bonheur. Surtout il examine de très-près ses grossiers compagnons; et voici que, sous les physionomies les plus sombres, un rayon transpara?t qui les embellit et les réchauffe. C'est l'accoutumance d'un homme jeté dans les ténèbres: il apprend à voir, et jouit vivement des pales clartés reconquises. Chez toutes ces bêtes fauves qui l'effrayaient d'abord, il dégage des parties humaines, et dans ces parties humaines des parcelles divines. Il se simplifie au contact de ces natures simples, il s'attache à quelques-unes, il apprend d'elles à supporter ses maux avec la soumission héro?que des humbles. Plus il avance dans son étude, plus il rencontre parmi ces malheureux d'excellents exemplaires de l'homme. L'horreur du supplice passe bient?t au second plan, adoucie et noyée dans ce large courant de pitié, de fraternité: que de bonnes choses ressuscitées dans la maison des morts! Insensiblement, l'enfer se transforme et prend jour sur le ciel. Il semble que l'auteur ait prévu cette transformation morale, quand il disait au début de son récit, en décrivant le préau de la forteresse: ?Par les fentes de la palissade, ... on aper?oit un petit coin de ciel, non plus de ce ciel qui est au-dessus de la prison, mais d'un autre ciel, lointain et libre.?
On comprend maintenant pourquoi cette douloureuse lecture laisse une impression consolante; beaucoup plus, je vous assure, que tels livres réputés très-gais, qui font rire en maint endroit, et qu'on referme avec une incommensurable tristesse; car ceux-ci nous montrent, dans l'homme le plus heureux, une bête désolée et stupide, ravalée à terre pour y jouir sans but. Dans un autre art, regardez le _Martyre de saint Sébastien_ et _l'Orgie romaine_ de Couture: quel est celui des deux tableaux qui vous attriste le plus? C'est que la joie et la peine ne résident pas dans les faits extérieurs, mais dans la disposition d'esprit de l'artiste qui les envisage; c'est qu'il n'y a qu'un seul malheur véritable, celui de manquer de foi et d'espérance. De ces trésors, Dosto?evsky
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