Souvenirs de Madame Louise-Élisabeth Vigée-Lebrun | Page 3

Louise-Elisabeth Vigée-Lebrun
qui s'en trouvaient l'objet. Les grands-ducs eux-mêmes n'étaient pas à l'abri des mauvaises plaisanteries de Frogères; aussi, après la mort de Paul, n'avait-il plus osé repara?tre au palais. L'empereur Alexandre, se promenant seul un jour dans les rues de Moscou, le rencontre et l'appelle. ?Pourquoi donc n'êtes-vous pas venu me voir, Frogères? lui dit-il, d'un air affable.--Sire, répondit Frogères délivré de ses craintes, je ne savais pas l'adresse de Votre Majesté.? L'empereur rit beaucoup de cette bouffonnerie, et fit payer avec munificence à l'acteur fran?ais un reste d'appointemens que le pauvre homme jusqu'alors n'avait pas osé demander.
Après avoir vécu long-temps près de Paul, il était naturel en effet que Frogères redoutat le ressentiment d'un souverain; car Paul était vindicatif au point que l'on attribuait la plus grande partie de ses torts à sa haine pour la noblesse russe, dont il avait eu à se plaindre du vivant de Catherine. Il confondait dans cette haine les innocens avec les coupables, détestait tous les grands seigneurs, et se plaisait à humilier ceux qu'il n'exilait pas. Il montrait au contraire une grande bienveillance pour les étrangers, et surtout pour les Fran?ais, et je dois dire ici qu'on l'a toujours vu accueillir et traiter avec bonté tous les voyageurs et les émigrés qui venaient de France. Beaucoup de ces derniers ont re?u de lui de généreux secours. Je citerai entre autres le comte d'Autichamp qui, se trouvant à Pétersbourg sans aucunes ressources, avait imaginé de faire des sabots élastiques tout-à-fait jolis. J'en achetai une paire que je fis voir le soir même chez la princesse Dolgorouki à plusieurs femmes de la cour. Ils furent trouvés charmans, et cela, joint à l'intérêt qu'inspirait l'émigré, en fit commander aussit?t un grand nombre de paires. Les petits sabots ne tardèrent pas à arriver sous les yeux de l'empereur, qui, dès qu'il apprit le nom de l'ouvrier, le fit venir et lui donna une très belle place. Par malheur, c'était une place de confiance; les Russes s'en trouvèrent tellement offensés, que Paul ne put y laisser long-temps le comte d'Autichamp; mais il l'en dédommagea de manière à le mettre à l'abri du besoin.
Plusieurs faits de ce genre, que j'apprenais fréquemment, me rendaient, je l'avoue, plus indulgente pour l'empereur que ne pouvaient l'être les Russes, dont le repos était sans cesse troublé par les bizarres caprices d'un fou tout-puissant. Il serait difficile surtout de donner une idée des craintes, du mécontentement et des murmures secrets de cette cour, que j'avais vue naguère si calme et si joyeuse. On peut dire avec vérité que tant qu'a régné Paul, la terreur était à l'ordre du jour.
Comme on ne saurait tourmenter ses semblables sans être tourmenté soi-même, Paul était bien loin de vivre heureux. Il avait pour idée fixe qu'il mourrait assassiné, soit par le fer, soit par le poison, et ce fait, qui est certain, prouve encore combien il régnait d'incohérence dans toute la conduite de ce malheureux prince. Tandis qu'on le voyait parcourir seul les rues de Pétersbourg, à toute heure de jour et de nuit, il prenait la précaution de faire mettre un pot-au-feu dans sa chambre, et le reste de sa cuisine se faisait dans le plus secret intérieur de son appartement. Le tout était surveillé par son fidèle Koutaisoff, un valet de chambre de confiance qui l'avait suivi à Paris et ne quittait point sa personne. Ce Koutaisoff avait pour l'empereur un dévouement sans borne, que rien ne put jamais altérer, pas même la jalousie; car Paul lui joua le mauvais tour de lui enlever sa ma?tresse, la plus jolie actrice du théatre de Pétersbourg. Cette femme se nommait madame Chevalier. Elle jouait avec beaucoup de succès dans les opéras comiques. Sa figure et sa voix étaient charmantes, et elle chantait avec infiniment de grace et d'expression. Koutaisoff l'aimait passionnément, lorsque l'empereur en devint amoureux; ce qui mit le pauvre homme dans un tel désespoir, qu'il en perdit presque la raison, et son service en souffrit, ainsi qu'on le verra plus tard, dans une terrible circonstance.
Paul était excessivement laid. Un nez camard et une fort grande bouche, garnie de dents très longues, le faisaient ressembler à une tête de mort. Ses yeux étaient plus qu'animés, quoique souvent son regard e?t de la douceur. Il n'était ni gras ni maigre, ni grand ni petit; et bien que toute sa personne ne manquat point d'une sorte d'élégance, il faut avouer que son visage prêtait infiniment à la caricature. Aussi, quelque f?t le danger qu'offrait un pareil passe-temps, il s'en fit un assez grand nombre. Une entre autres le représentait tenant un papier dans chacune de ses mains. Sur l'un on lisait: ordre; sur l'autre: contre-ordre, et sur son front: désordre. Rien qu'en parlant de cette caricature, j'éprouve encore un petit frémissement; car on sent bien qu'il y allait de
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