Souvenirs de Madame Louise-Élisabeth Vigée-Lebrun | Page 2

Louise-Elisabeth Vigée-Lebrun
leur ignorance exposait à se faire décoiffer ainsi. En revanche, tout le monde était contraint de porter de la poudre. Dans le temps que parut cette ordonnance, je faisais le portrait du jeune prince Bariatinski, et comme je l'avais prié de ne pas me venir poudré, il y avait consenti. Je le vis arriver un jour, pale comme la mort. ?Qu'avez-vous donc? lui dis-je.--Je viens de rencontrer l'empereur en venant chez vous, me répondit-il encore tout tremblant; je n'ai eu que le temps de me jeter sous une porte cochère, mais j'ai une peur affreuse qu'il ne m'ait aper?u.? Cette terreur du prince Bariatinski n'avait rien de surprenant; elle atteignait les personnes de toutes les classes; car aucun habitant de Pétersbourg n'était s?r le matin de coucher le soir dans son lit. Pour mon compte, je puis dire avoir éprouvé, sous le règne de Paul, la plus effroyable peur que j'aie ressentie de mes jours. J'étais allée à Pergola[1], où je voulais passer la journée, et j'avais avec moi M. de Rivière, mon cocher, et Pierre, mon bon domestique russe. Tandis que M. de Rivière se promenait, avec son fusil, pour tuer des oiseaux ou des lapins (auxquels par parenthèse il ne faisait jamais grand mal), je restais sur les bords du lac, quand, tout à coup, je vis le feu que l'on avait allumé pour faire cuire notre d?ner, se communiquer aux sapins, et se propager avec une grande rapidité. Les sapins se touchaient, Pergola n'est pas loin de Pétersbourg!... Je me mis à pousser des cris horribles, en rappelant M. de Rivière, et, la frayeur aidant, tous quatre réunis, nous parv?nmes à étouffer l'incendie, non sans nous br?ler cruellement les mains; mais nous pensions à l'empereur, à la Sibérie, et l'on peut juger que cela nous donnait du courage!
Je ne saurais m'expliquer la terreur que m'inspirait Paul, qu'en me rappelant combien cette terreur était générale; car je dois avouer qu'il ne s'est jamais montré pour moi que bienveillant et poli. Lorsque je le vis pour la première fois à Pétersbourg, il se souvint de la manière la plus aimable que je lui avais été présentée à Paris, lorsqu'il y vint sous le nom de comte du Nord. J'étais bien jeune alors, et tant d'années s'étaient passées depuis, que je l'avais oublié; mais les princes en général sont doués de la mémoire des personnes et des noms; c'est pour eux une grace d'état. Parmi tant d'ordonnances bizarres qui ont signalé son règne, une, à laquelle il était fort pénible de se soumettre, obligeait les femmes comme les hommes à descendre de voiture sur le passage de l'empereur. Or, il faut ajouter qu'il était très fréquent que l'on rencontrat Paul dans les rues de Pétersbourg, attendu qu'il les parcourait sans cesse, quelquefois à cheval, avec fort peu de suite, et souvent en tra?neau sans être escorté et sans aucun signe qui p?t le faire reconna?tre. Il ne fallait pas moins se soumettre à l'ordre, sous peine de courir les plus grands risques, et l'on conviendra qu'il était cruel par le froid le plus rigoureux de se mettre tout à coup les pieds dans la neige. Un jour que je me trouvai sur sa route, mon cocher ne l'ayant pas vu venir de loin, je n'eus que le temps de crier: ?Arrêtez! c'est l'empereur!? mais comme, on m'ouvrait la portière et que j'allais descendre, lui-même sortit de son tra?neau et se précipita pour m'en empêcher, disant de l'air le plus gracieux que son ordre ne regardait pas les étrangères, et surtout madame Lebrun.
Ce qui peut expliquer comment les meilleurs caprices de Paul ne rassuraient point pour l'avenir, c'est qu'aucun homme n'était plus inconstant dans ses go?ts et dans ses affections. Au commencement de son règne, par exemple, il avait Bonaparte en horreur; plus tard, il l'avait pris en si grande tendresse, que le portrait du héros fran?ais était dans son sanctuaire et qu'il le montrait à tout le monde. Sa disgrace ou sa faveur n'offrait rien de durable; le comte Strogonoff est, je crois, la seule personne qu'il n'ait point cessé d'aimer et d'estimer. On ne lui connaissait point de favoris parmi les seigneurs de la cour; mais il se plaisait beaucoup avec un acteur fran?ais nommé Frogères, qui n'était point sans talens, et qui avait de l'esprit. Frogères entrait à toute heure, dans le cabinet de l'empereur, sans être annoncé; on les voyait souvent se promener tous deux, dans les jardins, bras dessus bras dessous, causant de littérature fran?aise, que Paul aimait beaucoup, principalement notre théatre. Cet acteur était souvent admis aux petites réunions de la cour, et comme il portait à un haut degré le talent de mystificateur, il se permettait avec les plus grands seigneurs des mystifications qui amusaient beaucoup l'empereur, mais qui, vraisemblablement, amusaient fort peu ceux
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