Servitude et Grandeur Militaires | Page 8

Alfred de Vigny
suivaient notre retraite pas �� pas, montraient de temps en temps la flamme tricolore de leur lances �� l'autre horizon. Un fer perdu avait retard�� mon cheval: il ��tait jeune et fort, je le pressai pour rejoindre mon escadron; il partit au grand trot. Je mis la main �� ma ceinture, elle ��tait assez garnie d'or; j'entendis r��sonner le fourreau de fer de mon sabre sur l'��trier, et je me sentis tr��s fier et parfaitement heureux.
Il pleuvait toujours, et je chantais toujours. Cependant je me tus bient?t, ennuy�� de n'entendre que moi, et je n'entendis plus que la pluie et les pieds de mon cheval, qui pataugeaient dans les orni��res. Le pav�� de la route manqua; j'enfon?ais, il fallut prendre le pas.
Mes grandes bottes ��taient enduites, en dehors, d'une cro?te ��paisse jaune comme de l'ocre; en dedans elles s'emplissaient de pluie. Je regardai mes ��paulettes d'or toutes neuves, ma f��licit�� et ma consolation; elles ��taient h��riss��es par l'eau, cela m'affligea.
Mon cheval baissait la t��te; je fis comme lui: je me mis �� penser, et je me demandai, pour la premi��re fois, o�� j'allais. Je n'en savais absolument rien; mais cela ne m'occupa pas longtemps: j'��tais certain que, mon escadron ��tant l��, l�� aussi ��tait mon devoir. Comme je sentais en mon coeur un calme profond et inalt��rable, j'en rendis grace �� ce sentiment ineffable du Devoir, et je cherchai �� me l'expliquer. Voyant de pr��s comment des fatigues inaccoutum��es ��taient ga?ment port��es par des t��tes si blondes ou si blanches, comment un avenir assur�� ��tait si cavali��rement risqu�� par tant d'hommes de vie heureuse et mondaine, et prenant ma part de cette satisfaction miraculeuse que donne �� tout homme la conviction qu'il ne se peut soustraire �� nulle des dettes de l'Honneur, je compris que c'��tait une chose plus facile et plus commune qu'on ne pense, que l'Abn��gation.
Je me demandais si l'Abn��gation de soi-m��me n'��tait pas un sentiment n�� avec nous; ce que c'��tait que ce besoin d'ob��ir et de remettre sa volont�� en d'autres mains, comme une chose lourde et importune; d'o�� venait le bonheur secret d'��tre d��barrass�� de ce fardeau, et comment l'orgueil humain n'en ��tait jamais r��volt��. Je voyais bien ce myst��rieux instinct lier, de toutes parts, les peuples en de puissants faisceaux, mais je ne voyais nulle part aussi compl��te et aussi redoutable que dans les Arm��es la renonciation �� ses actions, �� ses paroles, �� ses d��sirs et presque �� ses pens��es. Je voyais partout la r��sistance possible et usit��e, le citoyen ayant, en tous lieux, une ob��issance clairvoyante et intelligente qui examine et peut s'arr��ter. Je voyais m��me la tendre soumission de la femme finir o�� le mal commence �� lui ��tre ordonn��, et la loi prendre sa d��fense; mais l'ob��issance militaire, passive et active en m��me temps, recevant l'ordre et l'ex��cutant, frappant, les yeux ferm��s, comme le Destin antique! Je suivais dans ses cons��quences possibles cette Abn��gation du soldat, sans retour, sans conditions, et conduisant quelquefois �� des fonctions sinistres.
Je pensais ainsi en marchant au gr�� de mon cheval, regardant l'heure �� ma montre, et voyant le chemin s'allonger toujours en ligne droite, sans un arbre et sans une maison, et couper la plaine jusqu'�� l'horizon, comme une grande raie jaune sur une toile grise. Quelquefois la raie liquide se d��layait dans la terre liquide qui l'entourait, et quand un jour un peu moins pale faisait briller cette triste ��tendue de pays, je me voyais au milieu d'une mer bourbeuse, suivant un courant de vase et de platre.
En examinant avec attention cette raie jaune de la route, j'y remarquai, �� un quart de lieue environ, un petit point noir qui marchait. Cela me fit plaisir, c'��tait quelqu'un. Je n'en d��tournai plus les yeux. Je vis que ce point noir allait comme moi dans la direction de Lille, et qu'il allait en zigzag, ce qui annon?ait une marche p��nible. Je hatai le pas et je gagnai du terrain sur cet objet, qui s'allongea un peu et grossit �� ma vue. Je repris le trot sur un sol plus ferme et je crus reconna?tre une sorte de petite voiture noire. J'avais faim, j'esp��rai que c'��tait la voiture d'une cantini��re, et consid��rant mon pauvre cheval comme une chaloupe, je lui fis faire force de rames pour arriver �� cette ?le fortun��e, dans cette mer o�� il enfon?ait jusqu'au ventre quelquefois.
�� une centaine de pas, je vins �� distinguer clairement une petite charrette de bois blanc, couverte de trois cercles et d'une toile cir��e noire. Cela ressemblait �� un petit berceau pos�� sur deux roues. Les roues s'embourbaient jusqu'�� l'essieu; un petit mulet qui les tirait ��tait p��niblement conduit par un homme �� pied qui tenait la bride. Je m'approchai de lui et le consid��rai attentivement.
C'��tait un homme d'environ cinquante ans, �� moustaches blanches, fort et grand,
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