et l'enseigne, vous le devinez, dona Isabelle, c'est moi!... J'avais 
été chargé par mon oncle et commandant, blessé à mort, des dépêches 
destinées au roi et au ministre de la marine; je les portais à la ceinture 
dans une petite boîte de plomb. Lorsque les canots anglais vinrent nous 
recueillir, je me laissai couler au dernier moment. Je me retrouvai 
bientôt seul avec Taillevent sur les débris de notre navire: 
«--Ah! monsieur de Roqueforte! quelle chance! me dit-il, nous sommes 
deux. 
«--Camarade, répondis-je, il y a mieux que moi de sauvé. Les dépêches 
pour le roi sont à ma ceinture. Si je péris et que tu en réchappes, je t'en 
charge. 
«--Soyez calme, mon capitaine,» répliqua-t-il en me donnant pour la 
première fois un titre que je n'ai jamais voulu perdre. 
J'étais capitaine d'un tronçon de mât, et tout mon équipage se
composait de Taillevent.--La côte de Pérou était à trois lieues; un 
courant fort rapide nous poussait du sud au nord parallèlement à elle. Je 
n'avais pas mangé depuis près de dix heures, et je sentais que mes 
forces s'épuisaient. Taillevent s'en aperçut: 
«--Je n'ai que vingt et un ans, me dit-il, mais ce n'est pas pour la 
première fois, capitaine, que je coule avec mon navire. Ce matin, 
voyant les deux frégates nous gagner, j'ai eu souvenance de mon plus 
grand mal de l'autre fois, à savoir de souffrir la faim et la soif deux 
jours et deux nuits d'une bordée. 
«--Ah! ah! m'écriai-je, tu aurais des vivres sur toi? 
«--Une ration de fromage, à votre service, capitaine, et mieux que ça, 
une topette de sec dans cette corne d'amorce.» 
Nous partageâmes fraternellement le fromage et l'eau-de-vie, après 
avoir mis en réserve la moitié de notre petite provision pour le 
lendemain matin.--Le soleil se couchait. 
Au beau milieu de la nuit, notre tronçon de mât heurta violemment un 
corps dur; nous nous retrouvâmes à la nage. 
«--Diable de roche! disait Taillevent. 
«--Rattrapons notre espar avant tout!» criai-je. 
Mais l'obscurité profonde nous empêchait de le revoir, il était emporté 
dans le remous du récif el verdugo (le bourreau) trop tranchant et trop 
accore pour que nous pussions y grimper. 
«--Je ne trouve rien! faisons la planche! le courant nous emportera vers 
l'espar!... 
«--Peut-être!...» 
Peut-être, car repoussé par le choc, notre mât avait aussi bien pu glisser 
dans le contre-courant. Tout à coup, une vive fusillade illumine la mer; 
nous apercevons de tous côtés des balses péruviennes qui fuyaient,
chassées par une grande péniche espagnole. 
* * * * * 
Isabelle de Garba, née au Pérou, n'avait pas besoin qu'on lui expliquât 
qu'on y appelle balsa, en français balse, une sorte de radeau d'un genre 
fort singulier. 
Deux outres formées de peaux de veaux marins fortement cousues 
ensemble, gonflées comme d'énormes vessies, et terminées en pointe 
comme des souliers à la poulaine, servent de base à un plancher 
triangulaire de bois très léger. L'ensemble est assez large pour que, 
d'ordinaire, trois passagers et un rameur y trouvent place. L'Indien qui 
conduit imprime le mouvement au moyen d'une pagaie à deux pelles. 
On voit, en outre, des balses de grandes dimensions, qui ont plus de 
soixante pieds de long sur dix-huit ou vingt de large; elles naviguent 
fort bien le long des côtes. 
Grandes ou petites, les balses poursuivies étaient chargées d'une foule 
d'indigènes de la faction de José Gabriel Cuntur Kanki, littéralement le 
condor par excellence, le grand maître des cavaliers, chef de la grande 
insurrection contre la domination de l'Espagne et les habitants de race 
espagnole[1]. 
[Note 1: Historique.] 
Prenant le nom et le titre de son aïeul Tupac Amaru, le dernier des 
Incas, le héros péruvien avait obtenu d'éclatants succès et régnait déjà 
sur plusieurs provinces. Mais ses partisans du littoral, mis en déroute, 
se trouvaient réduits à n'avoir d'autre refuge que leurs frêles radeaux. 
Les balles des soldats de la péniche perçaient les outres de veau marin, 
les balses coulaient. 
Léon et Taillevent n'hésitèrent point à s'accrocher aux débris de l'une 
des plus grandes.--Elle flottait encore.--Ils y montent, se trouvent 
confondus avec les Indiens au désespoir, armés pour la plupart, et qui, 
faisant de nécessité vertu, s'apprêtent à se défendre contre la péniche.
Une foule de petites balses se groupaient autour du radeau. 
La lune se leva. Les Péruviens virent deux inconnus au milieu d'eux: 
--Je suis le Lion de la mer! s'écrie Léon en langue espagnole; courage! 
cette péniche est à nous, suivez-moi! 
Les indigènes croient à un secours du Ciel. 
Le jeune étranger a les cheveux blonds et le teint d'une blancheur rare 
parmi les Espagnols; il vient de surgir par miracle du sein des flots. Il 
donne des ordres, il promet la victoire. 
Est-ce un ange, est-ce un lion transformé en guerrier, est-ce l'un des 
génies protecteurs de la race opprimée? Quoi qu'il soit, c'est un vengeur.    
    
		
	
	
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