cela m'arrive aussi.
Mais elle n'avait pas été choquée de la première interprétation. J'aurais
pu avoir cette vulgarité sans lui déplaire.
En traversant la Piazzetta, elle s'approcha doucement de moi et me dit:
--On peut vous parler à vous comme pas à tout le monde, n'est-ce
pas?...
Et à cause du mouvement que je faisais:
--Bon! vous allez trouver banal qu'on vous mette à part, à présent, parce
que ça se fait en faveur du premier venu à qui l'on parle, me
direz-vous... Eh bien? que votre modestie, monsieur, s'arrange donc du
traitement de premier venu. Je continue seulement à vous mettre à part,
comme n'importe qui.
Dites-moi, est-ce que la perspective de venir à la maison, à Paris, vous
effraiera?
--La perspective ne m'effraiera pas.
--Vous riez. Vous n'êtes pas sérieux. On ne sait jamais, quand on vous
parle, si vous vous moquez du monde ou bien non. Je vous demande ça
parce que maman va vous inviter; vous vous croirez tenu d'accepter, et
si ça vous embête après, vous ne reviendrez pas, naturellement, et vous
serez malheureux en vous croyant impoli. Je vous connais, peut-être?
--Mais pourquoi vous imaginer?...
--Pourquoi? pourquoi? Mais laissez-moi donc vous dire. Parce que, s'il
est possible qu'ici vous vous amusiez un peu de notre
compagnie--encore que vous soyez parfois fort grincheux--à Paris nous
vous horripilerons. Papa est gros, absorbé, et dort le soir; maman est
bonne; par-ci par-là nous avons des amis ou quelque chose
d'approchant, des gens d'argent, des femmes médiocres, des sportmen,
enfin, moi que voici, pas plus attrayante que ça, mais ayant au moins le
rare avantage d'entretenir, parmi tout cela, un accord tiède, abrité du
grabuge, par ma qualité de... comment dirai-je? comment nommer une
jeune fille qui ne peut semer les convoitises intéressées et qui est
garantie de l'éclat des autres par un avenir déterminé, étant fiancée à
long terme?...
--Fiancée?...
--Oui.
--Ah!
Elle évita de me regarder, en me disant cela. Mais j'étais certain que
cependant elle m'avait vu. J'ignore totalement ma contenance à ce
moment. Ce qu'il y a de certain, c'est que, tout debout, continuant à
marcher, peut-être à discourir, je perdis à peu près complètement
connaissance. J'avançais sans prendre garde, vers la cohue bruyante des
gondoliers: «Gondola, signore! gondola, gondola!» Ils brandissaient
leurs rames et disposaient les coussins pour nous recevoir... Elle me tira
brusquement par la manche:
--Mais où allez-vous donc?
Je ne regardais pas à mes pieds: j'atteignais le bord du quai; j'allais faire
le pas suivant dans le vide.
Je me mis à rire tout à coup. Elle se fâcha:
--Si c'est une plaisanterie que vous avez voulu faire, je ne la trouve pas
drôle, dit-elle, en faisant sa moue. Ne vous ai-je pas dit déjà que j'étais
peureuse?...
La sottise de cette apparente plaisanterie, et en avoir ri, m'achevaient.
Ma figure devait avoir l'air d'une loque. Elle s'en aperçut, elle crut sans
doute que j'étais peiné de sa remontrance et de lui avoir fait peur. Elle
se fit toute câline; elle me demanda pardon.
--C'est étonnant, dit-elle, comme vous changez de visage! A deux
instants successifs, on ne vous reconnaît plus.
Je m'efforçais de ne pas la regarder. Ses yeux et sa voix, quand ils se
faisaient tendres, me fondaient littéralement, comme le morceau de
sucre sous le thé brûlant.
Elle poursuivit:
--C'est, dit-elle, que je vous parle de choses si peu intéressantes! Oh! je
vous ai vu déjà, allez! quand un mot qu'on prononce vous choque ou ne
vous atteint plus, c'est fini, d'un coup, vous êtes parti. Mais je veux
achever tout de même ma petite présentation en règle, parce que si vous
venez à la maison, il faut que vous nous connaissiez.
Je suis fiancée à un monsieur tout à fait riche. Savez-vous ce que c'est?
Vous vous moquez de ça, vous! Moi, non. Je ne me fais pas l'idée nette
de ce qu'est cela: être tout à fait riche; mais c'est une idée vague à
laquelle je me fais. Il faut être tout à fait riche. Papa est riche seulement.
J'ai toujours entendu dire que ce n'est pas assez.
J'ai vu ce monsieur deux ou trois fois. C'est un grand, blond. Il s'appelle
Arrigand. Il est bien. Pour le moment, il est à Chicago. Ça fait rire,
dites, quand on est à Venise, d'entendre dire que quelqu'un est à
Chicago. Mais non, ça n'est pas ridicule!
--C'est en allant aux Chicagos de jadis que ce beau peuple actif a fait
Venise.
--Ah! n'est-ce pas? vous comprenez ça! Eh bien! ça me fait grand,
grand plaisir!...
--Mais, je ne suis pas si bête...
Elle sourit.
--Oui, oui! dit-elle, mais vous auriez blagué mon Chicago, vous qui ne
paraissez entiché que de beaux débris, eh bien! ça ne m'aurait pas du
tout étonnée, et, à vous dire vrai, ça m'aurait ennuyée,

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