Sainte-Marie-des-Fleurs | Page 2

René Boylesve
d'autant plus que, m'ayant croisé à dix reprises, elle n'avait pas
une seule fois levé les yeux sur moi.

Elle parut s'intéresser un moment au soleil couchant et à la mer que le
soir comblait de tons harmonieux; puis, subitement, elle se rapprocha
de sa famille et dit: «Allons-nous-en!» On se leva et partit.
Je pensais rester là quelque temps encore, à cause de l'indolence et de la
mélancolie que ce lieu est unique à répandre. Mais je me levai aussitôt
et marchai sur les traces de ces dames que j'approchai plusieurs fois, à
l'endroit de l'embarquement.
Le spectacle, sur ce rivage du Lido, était le plus beau qu'on imagine. Le
remuement des gondoles noires contre la grande surface de la lagune et
le ciel incendiés, formait un miroitement d'ombre et d'or que l'on ne
voit qu'aux pays de soleil et de vie ardente et tragique. Beaucoup de
gens demeuraient là, au bord de l'eau, sans pouvoir s'en aller; et la chair
des bateliers immobiles étincelait d'un feu sombre. Accoutumés à cette
scène journalière, ces hommes attendaient que le disque tombât,
comme ils eussent attendu la fin d'une cérémonie.
En effet, quand la pourpre du soleil se fut affaissée vers Chioggia,
chacun sauta dans les gondoles et se dirigea sur Venise. La jeune fille
ayant laissé se placer tout son monde, s'assit la dernière et au bout, en
sens inverse de la marche. De sorte que, seul en ma gondole que je
faisais tenir un peu en arrière, je pouvais distinguer son visage
embobeliné des foulards qu'on lui mit, et en même temps apercevoir au
loin Venise.
La vue de ces campaniles, de ces dômes, et de cette large ville couleur
bleu de lait, que nous gagnions dans le silence du soir me donnait une
singulière émotion. Chaque poussée forte et régulière de la rame sur la
lagune verdissante et dans la confusion à toute minute plus complète
des images, avait en moi un retentissement prolongé, et j'eus, très
réellement, la sensation d'être emporté vers un avenir nouveau.
J'avais je ne sais quel plaisir, au hasard des ombres et de l'avancée des
gondoles, à découvrir la figure enfouie sous les foulards.
Ces heures sont adorables à cause de la suspension même des lignes et
des contours de la pensée.

De grandes déchirures sanguinolentes balafraient le ciel; et l'eau, autour
des barques, était d'un épais vert olive. Dans la tombée de l'ombre
crépusculaire, les marbres de Venise gardaient un reste de lumière, et la
ville semblait diaphane, comme une chair parsemée de perles. Des sons
agréables nous parvinrent; c'était le concert des cloches vénitiennes.
Mon batelier me dit que c'était demain dimanche, jour de fête. Et il
prononçait ce mot de «festa» avec une emphase joyeuse qui est une
évocation des temps anciens, où la «fête» était véritablement l'occasion
de se réjouir. Puis il me dit que ses deux petites filles seraient très bien
habillées, demain; et que l'une avait nom Rosa, l'autre Lucinola: des
beaux noms! ajoutait-il, les répétant à plaisir, les faisant vibrer dans
l'air tout remué des chants des campaniles.
Nos gondoles se perdirent, passé Saint-Georges-Majeur. La nuit venue,
le clignotement des lumières nous éblouit et nous dispersa.
* * * * *
Le soir, aux portes des hôtels et des palais du Grand-Canal, une barque
illuminée s'arrête, et l'on entend des violons. Il est assez difficile de
distinguer les musiciens derrière le ballottement des lanternes; c'est une
douzaine d'hommes entassés, et une ou deux femmes; parfois dans ce
fouillis, on est arrêté par deux grands yeux vifs qui brillent. Mais à
l'avant de l'embarcation, sur le petit terre-plein en dos d'âne, un bel
homme est campé, droit et haut, le nez d'aigle, la taille enveloppée
d'une capa dont le pan se rejette sur l'épaule avec arrogance, le chapeau
large en arrière, les mains très sales, et force bagues aux doigts. Il
écarte sa moustache, et dans le beau silence qui s'est fait, entonne une
chanson claire et sonore, paroles d'amour découpées net, et brûlantes,
comme cette langue en sait dire. Les violons et la voix des femmes
soutenue en sourdine ont répondu, et la romance qui s'échauffe, monte
éveiller les ombres refroidies d'une Venise de gloire, d'orgueil et de vie
amoureuse. La lune baigne la lagune. De jeunes Anglaises au visage
pur rêvent sur les perrons.
Des gondoles qui passaient se sont arrêtées; toute gondole s'arrête; on
ne voit qu'une large masse noire qui s'enfle ou s'effile, tantôt compacte
et tantôt ébarbée en longues pointes d'ombre, sans plus de bruit ni de

tiraillements que l'éparpillement d'une plaque grasse et moirée, à la
surface d'un étang.
Et puis, la barque s'en va doucement, sur l'eau bleuâtre, avec ses
violons et ses voix. Les gondoles muettes ont filé, tout le monde est
parti. Sur la lagune unie, la lune, légèrement voilée, flatte
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