être, dans ces conditions, qu'une mosaïque de 
notes écrites au jour la journée par un humoriste désenchanté. 
L'étiquette annonçait une oeuvre sans suite, avec des pages sans lien, au 
ton inégal, heurtées, parfois justes, plus souvent excessives, quelque 
chose comme des propos de club ou de fumoir, entre voisins qui 
goûtent la malice des anecdotes sans trop y croire, qui ne peuvent se 
passer d'aimer et qui voudraient n'être pas trop dupes, tout en se 
résignant d'avance à l'être beaucoup. Ce ne serait pas du grand art, ce 
ne serait pas non plus de l'art très délicat, que la notation d'une causerie 
de ce genre. Pourtant, cela pourrait être de l'art encore, et tel fut 
évidemment le rêve de mon camarade tant regretté. J'avais cru devoir 
accomplir les dernières intentions en donnant au public ces débris d'un 
ouvrage qu'entre parenthèses je considère comme impossible à jamais 
mettre sur pied d'ensemble. Le coeur de chacun est un univers à part, et 
prétendre définir l'Amour, c'est-à-dire tous les Amours, constitue, pour 
quiconque a vécu, une insoutenable prétention, presque un enfantillage. 
Aussi craignais-je surtout, je le confesse, que cette Physiologie ne parût 
bien innocente avec ses allures à demi dogmatiques. Plusieurs écrivains 
en jugèrent ainsi. L'un d'eux, le plus raffiné des érotographes 
contemporains, me fit déclarer que Claude professait sur l'amour les 
idées d'un bourgeois du Marais. Que ne fût-ce l'avis universel? Je 
n'aurais pas reçu les lettres dont il est parlé dans la Méditation dernière 
et où mon pauvre alter ego des douloureuses années était traité de 
«Stendhal pour Alphonses». Je n'aurais pas provoqué l'indignation des 
vertueuses personnes du quartier Marbeuf qui ont déclaré à leurs 
protecteurs que j'étais un homme à ne plus recevoir. Je n'aurais pas subi 
les conseils attristés des amies qui me font le grand honneur de 
s'intéresser à la conduite de mon oeuvre. Bref, ce fut un universel tolle 
qui m'eût, je le confesse encore, laissé cependant assez indifférent, car 
je le trouvais un peu conventionnel et très inique, au lieu que je me suis 
senti très troublé par des éloges qui me firent, eux, craindre vivement 
que mon cher Claude n'eût fait fausse route. 
Mon vieil ami, à travers bien des défauts d'esprit et les égarements de 
ses sensualités, partageait ma conviction qu'un écrivain digne de tenir 
une plume a pour première et dernière loi d'être un moraliste. 
Seulement, c'est encore là un de ces mots qui paraissent simples et qui
enferment en eux des mondes de significations. Quand nous discutions 
ensemble, jadis,--ce jadis qui me paraît si lointain, et il date 
d'hier!--Claude définissait ce mot par des phrases dont je retrouve la 
transcription dans mon journal: 
--«Etre un moraliste,» disait-il, «ce n'est pas prêcher, l'hypocrite peut le 
faire, ni s'indigner. Molière a oublié ce trait dans son Alceste. Sur dix 
misanthropes professionnels, il y a neuf farceurs à qui leur indignation 
à froid sert d'honorabilité. Ce n'est pas conclure, le sophiste le peut. Ce 
n'est pas éviter les termes crus et les peintures libres; les pires des livres 
libertins, ceux du dix-huitième siècle, n'offrent pas une phrase brutale 
ni qui fasse image. Ce n'est pas davantage éviter les situations risquées; 
il n'y en a pas une dans les premiers romans de Mme Sand, et ce sont 
pour moi ceux d'entre les beaux livres que l'on appellerait le plus 
justement immoraux,--quoique encore ici cette beauté de la forme soit à 
sa manière une moralité. Non, le moraliste, vois-tu, c'est l'écrivain qui 
montre la vie telle qu'elle est, avec les leçons profondes d'expiation 
secrète qui s'y trouvent partout empreintes. Rendre visibles, comme 
palpables, les douleurs de la faute, l'amertume infinie du mal, la 
rancoeur du vice, c'est avoir agi en moraliste, et c'est pourquoi la 
mélancolie des Fleurs du mal et celle d'Adolphe, la cruauté du 
dénouement des Liaisons et la sinistre atmosphère de la Cousine Bette 
font de ces livres des oeuvres de haute moralité.» 
--«Il faut pourtant prendre garde à l'audace des peintures,» 
l'interrompais-je, «trouverais-tu moral qu'un prédicateur te montrât une 
gravure obscène en te disant: Voilà ce qu'il ne faut pas imiter de peur 
de mourir d'une maladie de la moelle?...» 
--«Oui,» reprenait-il, «je connais l'objection.... On l'a formulée d'une 
manière plus digne en disant qu'il faut parler de la chasteté 
chastement.... Et cependant interdire à l'artiste la franchise du pinceau 
sous le prétexte que des lecteurs dépravés ne voudront voir de son 
oeuvre que les parties qui conviennent à leur fantaisie sensuelle, c'est 
lui interdire la sincérité, qui est, elle aussi, une vertu puissante d'un 
livre.--Mon avis est qu'il faut résoudre ce problème, quand il se 
présente, comme Napoléon résolvait ceux du Code. Il s'imaginait, avant
de faire une loi, un certain paysan, un bourgeois, un noble, à qui cette 
loi devait s'appliquer. Imaginons-nous un lecteur de vingt-cinq ans et 
sincère, que pensera-t-il de notre    
    
		
	
	
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