yeux.
LE ROI.--Elles suffiront pour me convaincre, et à leur vue je souscris
sans difficulté à tout ce qui sera juste et raisonnable. En attendant,
recevez de moi tout l'accueil que l'honneur peut, sans blesser l'honneur,
offrir à votre mérite reconnu. Vous ne pouvez, belle princesse, être
admise dans mon palais, mais ici, dans cette enceinte, vous serez reçue
et traitée de manière à vous faire juger que si l'entrée de mon palais
vous est interdite, vous occupez une place dans mon coeur. Que vos
bontés m'excusent; je prends congé de vous; demain nous reviendrons
vous faire notre visite.
LA PRINCESSE.--Que l'aimable santé et les heureux désirs
accompagnent Votre Altesse!
LE ROI.--Je vous souhaite l'accomplissement des vôtres, partout où
vous serez.
(Le roi sort avec sa suite.)
BIRON, à Rosaline.--Madame, je ferai vos compliments à mon coeur.
ROSALINE.--Je vous en prie, dites-lui bien des choses de ma part: je
serais bien aise de le voir.
BIRON.--Je voudrais que vous l'entendissiez gémir.
ROSALINE.--Le fou est-il malade?
BIRON.--Malade au coeur.
ROSALINE.--Eh bien! faites-le saigner.
BIRON.--Cela lui ferait-il du bien?
ROSALINE.--Ma médecine dit oui.
BIRON.--Voulez-vous le saigner d'un coup d'oeil?
ROSALINE.--Non point[15], mais avec mon couteau.
[Note 15: No point, pas de pointe; et aussi non point, expression
française.]
BIRON.--Dieu vous conserve la vie!
ROSALINE.--Et qu'il abrège la vôtre!
BIRON.--Je n'ai pas de remerciements à vous faire.
DUMAINE, à Boyet, montrant Rosaline.--Monsieur, un mot, je vous
prie: quelle est cette dame?
BOYET.--L'héritière d'Alençon: son nom est Rosaline.
DUMAINE.--Une fort jolie dame! Adieu, monsieur.
(Il sort.)
LONGUEVILLE, à Boyet.--Je vous conjure, un mot: qu'est-ce que c'est
que cette dame vêtue en blanc?
BOYET.--Une femme parfaite, et vous l'avez vue à la lumière.
LONGUEVILLE.--Peut-être légère[16] à la lumière; c'est son nom que
je demande.
[Note 16: Encore une équivoque sur light.]
BOYET.--Elle n'en a qu'un pour elle; ce serait honteux de le demander.
LONGUEVILLE.--Je vous prie, de qui est-elle fille?
BOYET.--De sa mère, ai-je entendu dire.
LONGUEVILLE.--Dieu bénisse votre barbe!
BOYET.--Monsieur, ne vous fâchez pas: elle est l'héritière de
Faulconbridge.
LONGUEVILLE.--C'est une très-aimable dame.
BOYET.--Oui, monsieur, cela pourrait être.
(Longueville sort.)
BIRON, à Boyet.--Quel est le nom de cette dame en chaperon?
BOYET.--Catherine, par hasard.
BIRON.--Est-elle mariée, ou non?
BOYET.--A sa volonté, monsieur, ou à peu près.
BIRON.--Je vous donne le bonjour, monsieur, et adieu.
BOYET.--Adieu pour moi, et bonjour pour vous.
(Biron sort, et les dames se démasquent.)
MARIE.--Ce dernier, c'est Biron, ce seigneur jovial et folâtre; chacun
de ses mots est une saillie.
BOYET.--Et chacune de ces saillies rien qu'un mot.
LA PRINCESSE.--Vous avez bien fait de le prendre au mot.
BOYET.--J'étais aussi disposé à l'accrocher que lui à m'aborder[17].
[Note 17: To grapple et to board, termes de marine.]
MARIE.--Peste! deux vaillants moutons!
BOYET.--Et pourquoi pas deux vaisseaux? Ma douce brebis, nous ne
serons moutons que si vous nous laissez brouter sur vos lèvres.
MARIE.--Vous mouton, et moi pâturage; est-ce là toute votre pointe?
BOYET.--Oui, si vous m'accordez le pâturage.
(Il veut l'embrasser.)
MARIE.--Pas du tout, aimable bête; mes lèvres ne sont pas propriété
publique, bien qu'elles soient séparées[18].
[Note 18: Jeu de mots sur several, séparé, distincteer, terre commune.]
BOYET.--A qui appartiennent-elles?
MARIE.--A mon destin et à moi.
LA PRINCESSE.--Les beaux esprits se querellent, les esprits bien faits
s'entendent: la guerre civile des beaux esprits serait bien plus à propos
déclarée au roi de Navarre et à ses studieux courtisans; ici elle est un
abus.
BOYET, à la princesse.--Si mon observation, qui rarement est en
défaut et qui suit l'éloquence muette du coeur, exprimée par les yeux,
ne me trompe pas, le roi de Navarre est atteint.
LA PRINCESSE.--De quoi?
BOYET.--De ce que les amants appellent inclination.
LA PRINCESSE.--Votre raison?
BOYET.--La voici: toute son âme s'était retirée dans ses yeux, où
perçaient ses secrets désirs. Son coeur, tel qu'une agate, empreint de
votre image, et fier de cette empreinte, exprimait son orgueil dans ses
yeux. Sa langue, impatiente de parler sans voir, trébuchait en voulant
courir à la hâte dans ses yeux. Tous ses sens se sont rendus dans
celui-là, pour ne plus faire que regarder la plus belle des belles. Il m'a
semblé que tous ses sens étaient contenus dans son oeil, comme des
joyaux qu'on offre à un prince dans un cristal pour les lui faire acheter.
En vous présentant leur mérite dans le globe où ils étaient enchâssés, ils
vous faisaient signe de les acheter sur votre passage. L'admiration était
si ardente dans tous les traits de son visage, que tous les yeux voyaient
ses yeux enchantés de l'objet de ses regards... Je vous donne l'Aquitaine
et tout ce qui appartient à Navarre, si vous lui accordez en ma
considération seulement un tendre baiser.
LA PRINCESSE.--Allons, regagnons notre tente: Boyet est en train...
BOYET.--Oui, d'exprimer en paroles tout ce qu'ont révélé ses yeux. Je
n'ai fait que leur prêter une voix qui,

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