Peines damour perdues | Page 8

William Shakespeare
et les courtisans qui partagent
son voeu étaient déjà tout prêts à vous accueillir, noble princesse; mais
j'ai appris qu'il aime mieux vous loger dans les champs, comme un

ennemi qui viendrait assiéger sa cour, que de songer à se dispenser de
son serment, pour vous introduire dans son palais solitaire. Voici le roi
de Navarre.
(Toutes les dames mettent leurs masques.)
(Entrent le roi de Navarre, Longueville, Dumaine, Biron, Suite.)
LE ROI.--Belle princesse, soyez la bienvenue à la cour de Navarre.
LA PRINCESSE.--Belle, je vous renvoie ce compliment, bienvenue, je
ne le suis point encore: cette voûte est trop élevée pour être celle de
votre palais, et ces champs sont une demeure trop indigne de moi, pour
pouvoir me dire la bienvenue.
LE ROI.--Vous serez, madame, bien accueillie à ma cour.
LA PRINCESSE.--Bienvenue à votre cour; alors je serai la bienvenue;
daignez donc m'y conduire.
LE ROI.--Daignez m'entendre, chère princesse; je me suis lié par un
serment.
LA PRINCESSE.--Si le ciel n'assiste pas mon prince, il va se parjurer?
LE ROI.--Non, belle princesse, il ne le ferait pas pour le monde entier,
du moins de sa libre volonté.
LA PRINCESSE.--Eh bien! sa volonté le violera; sa volonté seule, et
nulle autre force.
LE ROI.--Vous ignorez, princesse, quel en est l'objet.
LA PRINCESSE.--Vous seriez plus sage de l'ignorer comme moi, mon
prince, au lieu qu'aujourd'hui toute votre science n'est qu'ignorance.
J'apprends que Votre Altesse a juré de se retirer dans son palais. C'est
un crime de garder ce serment, mon prince, et c'en est un aussi de le
violer. Mais daignez me pardonner. Je débute par trop de hardiesse: il
me sied mal de vouloir donner des leçons à mon maître. Faites-moi la

grâce de lire l'objet de mon ambassade, et de donner sur-le-champ une
réponse décisive à ma demande.
LE ROI.--Madame!... (Elle lui remet un papier.)--Sur-le-champ, s'il
m'est possible de le faire sur-le-champ.
LA PRINCESSE.--Vous le voudrez d'autant plus que je pourrai
m'éloigner plus tôt; car si vous prolongez mon séjour ici, vous
deviendrez parjure.
(Le roi lit les dépêches remises par la princesse; pendant cette lecture,
Biron lie conversation avec Rosaline.)
BIRON, à Rosaline.--N'ai-je pas dansé un jour avec vous dans le
Brabant?
ROSALINE.--N'ai-je pas dansé un jour avec vous dans le Brabant?
BIRON.--Je le sais très-bien.
ROSALINE.--Vous voyez donc combien il était inutile de me faire
cette question?
BIRON.--Vous êtes trop vive.
ROSALINE.--C'est votre faute de me provoquer par de semblables
questions.
BIRON.--Votre esprit est trop ardent, il va trop vite, il se fatiguera.
ROSALINE.--Il aura le temps de renverser son cavalier dans le fossé.
BIRON.--Quelle heure est-il?
ROSALINE.--Il est l'heure où les fous font des questions.
BIRON.--Allons, bonne fortune à votre masque.
ROSALINE.--Oui, au visage qu'il couvre.

BIRON.--Et qu'il vous envoie beaucoup d'amants.
ROSALINE.--Soit; pourvu que vous ne soyez pas du nombre.
BIRON.--Non. Eh bien! adieu.
LE ROI.--Madame, votre père offre ici le payement de cent mille écus,
et ce n'est que la moitié de la somme que mon père a déboursée dans
ses guerres. Mais supposez que lui ou moi nous ayons reçu cette
somme entière, que ni l'un ni l'autre nous n'avons reçue, il restera
encore dû cent mille autres écus, et c'est en nantissement de cette
somme qu'une partie de l'Aquitaine nous est engagée, quoique sa valeur
soit au-dessous de cette somme. Si donc, le roi votre père veut
seulement nous restituer la moitié de ce qui reste à payer, nous
céderons nos droits sur l'Aquitaine, et nous entretiendrons une amitié
sincère avec Sa Majesté; mais il paraît que ce n'est guère là ce qu'il se
propose de faire, car il demande ici qu'on lui rembourse cent mille écus;
il ne parle point du payement des cent mille écus qui restent dus, pour
faire revivre son titre sur l'Aquitaine; et nous aurions bien mieux aimé
la rendre en recevant l'argent qu'a prêté notre père, que de la garder
démembrée comme elle l'est. Chère princesse, si sa demande n'était pas
aussi éloignée de toute proposition raisonnable, malgré quelques
raisons secrètes, Votre Altesse aurait réussi à me faire céder et s'en
retournerait satisfaite en France.
LA PRINCESSE.--Vous faites une trop grande injure au roi mon père,
et vous faites vous-même tort à la réputation de votre nom, en
dissimulant ainsi le remboursement d'une somme qui a été si fidèlement
acquittée.
LE ROI.--Je vous proteste que je n'ai jamais rien su de ce
remboursement; et si vous pouvez le prouver, je consens à vous rendre
la somme ou à vous céder l'Aquitaine.
LA PRINCESSE.--Je vous somme de tenir votre parole.--Boyet, vous
pouvez produire les quittances données par les officiers particuliers de
Charles, son père.

LE ROI.--Voyons, donnez-moi ces preuves.
BOYET.--Sous le bon plaisir de Votre Altesse, le paquet où se trouvent
ces quittances et autres papiers relatifs à cette affaire n'est pas encore
arrivé. Demain on les produira sous vos
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