en ces termes:
«C'est un des plus beaux spectacles de l'Amérique. L'eau bouillonne et
tourbillonne comme si elle s'échappait du coursier d'une roue
hydraulique; seulement le coursier a quinze cents mètres de large et
quinze cents mètres de long. L'eau n'a guère plus que cinquante à
quatre-vingts centimètres, un mètre, au plus, au-dessus des rochers sur
lesquels et au milieu desquels elle bondit. Sans écumer précisément,
elle a une teinte blanchâtre très-prononcée qui contraste avec le bleu
profond de la rivière en amont et en aval de la chute. Dans certains
endroits où l'écartement des rochers et la grandeur de leurs dimensions
forment des enfoncements profonds, on voit se dessiner d'énormes
vortex d'une vitesse de rotation effrayante. Dans d'autres, la crête des
rochers dépasse les vagues qui semblent leur livrer un assaut furieux.
On dirait, par moments, que cette prodigieuse somme de force vive
appartient à quelque être animé, faisant des efforts désespérés pour
entraîner ces petits points noirs, immobiles et inébranlables, alors que
tout a cédé autour d'eux. Le fracas de ce bouillonnement immense est
assourdissant, quoique nul écho ne soit renvoyé par les noires forêts de
sapins qui couvrent les rives plates et noyées du fleuve.»
On de ces vortex ou entonnoirs, comme, dans son langage
éloquemment figuré, les appelle le peuple canadien-français, a reçu le
nom de Trou de l'Enfer [13].
[Note 13: Ce nom est fort commun en Amérique pour designer les
abîmes. L'enfer et le diable jouent un grand rôle dans la nomenclature
des épouvantails populaires.]
Il s'ouvre à une portée de fusil du village, entre deux chicots, dont l'un,
pointu comme une aiguille émerge à trois pieds de la surface de l'eau, et
l'autre forme un bloc de granit empâté dans le rivage.
Ce bloc peut avoir quatre mètres d'élévation: il est couronné par une
plate-forme étroite, du haut de laquelle on plane sur la cataracte.
Une distance de trois à quatre pas au plus sépare les deux rocs.
C'est dans cet intervalle que les eaux se précipitent et roulent sur
elles-mêmes avec une rapidité vertigineuse et un vacarme particulier,
caverneux, qui domine le bruit général de la chute. Nonobstant son
étroitesse, le Trou de l'Enfer est fatal à toute créature vivante que le sort
lui a jetée.
La tradition lui prête un nombre de victimes incroyable; et ces victimes,
rarement il les rend,--sinon broyées, hachées--cadavres informes,
méconnaissables.
Malheur à qui l'affronte, malheur à qui ne le sait éviter!
La sinistre renommée qu'il s'est acquise, le Trou de l'Enfer l'avait déjà
en 1837.
Cependant, malgré la terreur dont il était entouré et le peu de sécurité
que paraissait offrir le rocher qui lui sert de margelle du côté de la
rive,--car ce rocher semble frémir sans cesse sous les pieds--en 1837,
comme de nos jours, c'est à cet endroit que les curieux venaient
contempler les Rapides.
Par une belle et piquante matinée du mois de mai de cette année-là, sur
la Pierre-Branlante,--ainsi la désignent les habitants du
Sault-Sainte-Marie,--un jeune homme, grossièrement mais
confortablement vêtu d'un paletot et d'un pantalon de drap noir, d'une
casquette de même étoffe, retenue sous le menton par un cordon et de
fortes guêtres en peau, qui lui montaient jusqu'au-dessus du genou,
considérait d'un oeil attentif le panorama déployé devant lui.
Ce personnage n'était pas beau, dans l'acception vulgaire du mot; mais
la franchise, le courage respiraient dans sa physionomie hautement
intelligente.
De longs cheveux noirs bouclés ondulaient librement sur ses épaules à
la brise du matin.
Il portait une barbe de même couleur, courte et bien fournie, que
caressait souvent sa main gauche. Dans la droite, il tenait un marteau de
géologue, armé d'une hachette qui flamboyait aux rayons du soleil
levant.
A sa tournure, à son costume, il était facile de voir que ce jeune homme
était étranger au pays.
Une riche contrée--murmurait-il en bon français;--et penser que nous
l'avons perdue... perdue par notre faute!... qu'elle appartient maintenant
en partie à nos mortels ennemis les Anglais, dont le drapeau flotte
triomphalement de l'autre côté de cette rivière! Ah s'il était possible de
reconquérir...
A cette pensée, il se prit à sourire.
--Allons, Adrien, continua-t-il gaiement, es-tu fou, mon ami? Toi,
expulsé de l'École polytechnique pour insubordination la dernière
année de ton cours, au moment de passer officier dans le Genie; toi,
obligé de t'engager dans un régiment de Dragons et parvenu à
grand'peine au grade de Maréchal-des-logis-chef au bout de sept ans de
service; toi, à présent, simple ingénieur d'une compagnie en embryon,
tu rêverais de batailles, de victoires!... Laisse là les affaires politiques,
mon ami. Tu as passé la trentaine. Assez de bêtises comme ça. Songe à
faire tout doucement ton bonhomme de chemin...
Un instant après, il ajouta, en se frappant sur la poitrine:
--Ça ne fait rien! On est toujours Français, même en Amérique; et
quand on

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