sans mourir! j'ai respiré cet air, j'ai parlé à ces gens-là, j'ai dormi sous 
ces toits couverts de mousse, j'ai marché dans ces rues impraticables! et 
Pauline, ma pauvre Pauline vit encore au milieu de tout cela, elle qui 
était si belle, si aimable, si instruite, elle qui aurait régné et brillé 
comme moi sur un monde de luxe et d'éclat! 
Aussitôt que l'horloge de la ville eut sonné sept heures, elle acheva sa 
toillette à la hâte; et, laissant ses domestiques maudire l'auberge et 
souffrir les incommodités du déplacement avec cette impatience et cette 
hauteur qui caractérisent les laquais de bonne maison, elle s'enfonça 
dans une des rues tortueuses qui s'ouvraient devant elle, marchant sur la 
pointe du pied avec l'adresse d'une Parisienne, et faisant ouvrir de gros 
yeux à tous les bourgeois de la ville, pour qui une figure nouvelle était 
un grave événement. 
La maison de Pauline n'avait rien de pittoresque, quoiqu'elle fût fort 
ancienne. Elle n'avait conservé, de l'époque où elle fut bâtie, que le 
froid et l'incommodité de la distribution; du reste, pas une tradition 
romanesque, pas un ornement de sculpture élégante ou bizarre, pas le 
moindre aspect de féodalité romantique. Tout y avait l'air sombre et 
chagrin, depuis la figure de cuivre ciselée sur le marteau de la porte, 
jusqu'à celle de la vieille servante non moins laide et rechignée qui vint 
ouvrir, toisa l'étrangère avec dédain, et lui tourna le dos après lui avoir 
répondu sèchement: Elle y est. 
La voyageuse éprouva une émotion à la fois douce et déchirante en
montant l'escalier en vis auquel une corde luisante servait de rampe. 
Cette maison lui rappelait les plus fraîches années de sa vie, les plus 
pures scènes de sa jeunesse; mais, en comparant ces témoins de son 
passé au luxe de son existence présente, elle ne pouvait s'empêcher de 
plaindre Pauline, condamnée à végéter là comme la mousse verdâtre 
qui se traînait sur les murs humides. 
Elle monta sans bruit et poussa la porte, qui roula sur ses gonds en 
silence. Rien n'était changé dans la grande pièce, décorée par les hôtes 
du titré de salon. Le carreau de briques rougeâtres bien lavées, les 
boiseries brunes soigneusement dégagées de poussière, la glace dont le 
cadre avait été doré jadis, les meubles massifs brodés au petit point par 
quelque aïeule de la famille, et deux ou trois tableaux de dévotion 
légués par l'oncle, curé de la ville, tout était précisément resté à la 
même place et dans le même état de vétusté robuste depuis dix ans, dix 
ans pendant lesquels l'étrangère avait vécu des siècles! Aussi tout ce 
qu'elle voyait la frappait comme un rêve. 
La salle, vaste et basse, offrait à l'oeil une profondeur terne qui n'était 
pourtant pas sans charme. Il y avait, dans le vague de la perspective, de 
l'austérité et de la méditation, comme dans ces tableaux de Rembrandt 
où l'on ne distingue, sur le clair-obscur, qu'une vieille figure de 
philosophe ou d'alchimiste brune et terreuse comme les murs, terne et 
maladive comme le rayon habilement ménagé où elle nage. Une fenêtre 
à carreaux étroits et montés en plomb, ornée de pots de basilic et de 
géranium, éclairait seule cette vaste pièce; mais une suave figure se 
dessinait dans la lumière de l'embrasure, et semblait placée là, comme à 
dessein, pour ressortir seule et par sa propre beauté dans le tableau: 
c'était Pauline. 
Elle était bien changée, et, comme la voyageuse ne pouvait voir son 
visage, elle douta longtemps que ce fût elle. Elle avait laissé Pauline 
plus petite de toute la tête, et maintenant Pauline était grande et d'une 
ténuité si excessive qu'on eût dit qu'elle allait se briser en changeant 
d'attitude; elle était vêtue de brun, avec une petite collerette d'un blanc 
scrupuleux et d'une égalité de plis vraiment monastique. Ses beaux 
cheveux châtains étaient lissés sur ses tempes avec un soin affecté; elle 
se livrait à un ouvrage classique, ennuyeux, odieux à toute organisation 
pensante: elle faisait de très-petits points réguliers avec une aiguille 
imperceptible sur un morceau de batiste dont elle comptait la trame fil
par fil. La vie de la grande moitié des femmes se consume, en France, à 
cette solennelle occupation. 
Quand la voyageuse eut fait quelques pas, elle distingua, dans la clarté 
de la fenêtre, les lignes brillantes du beau profil de Pauline: ses traits 
réguliers et calmes, ses grands yeux voilés et nonchalants, son front pur 
et uni, plutôt découvert qu'élevé, sa bouche délicate qui semblait 
incapable de sourire. Elle était toujours admirablement belle et jolie! 
mais elle était maigre et d'une pâleur uniforme, qu'on pouvait regarder 
comme passée à l'état chronique. Dans le premier instant, son ancienne 
amie fut tentée de la plaindre; mais, en admirant la sérénité profonde de 
ce front mélancolique doucement penché sur son ouvrage, elle se sentit 
pénétrée de    
    
		
	
	
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