cadavres branlants, mi-debout, 
mi-couchés, résignés à l'abattoir, et dont l'aspect attriste l'âme et les 
yeux. Il faut à chaque pas manoeuvrer, se courber, faire un détour, 
frôler les maisons ou prendre le milieu de la chaussée, écouter un gare! 
éviter à ses pieds un tas de moellons ou de mortier; à ses côtés, une 
charrette, un cheval, un maçon tout blanc de plâtre; sur sa tête, les 
pluies de tuiles ou de badigeon; et ainsi toujours esquivant, enjambant 
et regimbant, savourer jusqu'à la dernière note cet abominable concert 
formé du grincement de la truelle Berthelet sur la muraille, de l'aigre 
cri de la scie sur la pierre, de la petite chanson agaçante du cric et du 
cabestan, et des jurements enroués des Limousins. 
Les rues de Paris sont en déménagement perpétuel comme ses habitants. 
Là où il y en avait hier cinq ou six, il n'y en a plus une seule aujourd'hui; 
là où il n'y en avait pas hier, en voici maintenant cinq ou six. Des 
maisons s'élèvent sur l'emplacement des anciennes voies; des voies 
nouvelles font leur trouée à travers des pâtés de maisons jetées bas. De 
toutes parts les avenues s'avancent au pas de charge, bouleversant, 
culbutant, nivelant tout sur leur passage; les boulevards font leurs 
razzias gigantesques, engloutissant les rues par centaines, comme ces
monstrueux cétacés qui dépeuplent la mer pour s'arrondir, et ne peuvent 
ouvrir la bouche sans s'incorporer des myriades de petits poissons. On 
travaille sur le Paris existant sans plus s'en inquiéter que s'il n'existait 
pas. Une ville de douze cent mille âmes, laborieusement créée par 
l'effort persistant de quinze siècles, la première et déjà la plus belle du 
monde, est comme non avenue, et le Paris nouveau en prend à son aise 
avec elle, absolument comme s'il avait à se déployer de toutes pièces 
dans un espace vide. Au lieu de s'accommoder au Paris de Philippe 
Auguste, de Louis XIV et de Louis-Philippe, de s'associer à lui en se 
contentant de l'embellir et de le modifier au besoin, il préfère le 
renverser sans façon, comme ces mottes de terre qu'on écarte ou qu'on 
broie du pied sur son passage. 
Vous avez vu ces fantômes que les physiciens créent et chassent à leur 
gré avec la rapidité de l'éclair; ainsi les rues apparaissent ou 
s'évanouissent, pauvres ombres chinoises obéissant au moindre clin 
d'oeil de l'enchanteur M. Haussmann. Et l'instabilité de celles qui 
vivent n'est pas moindre que l'instabilité de celles qui meurent. Même 
quand on respecte leur existence, même quand elles ne sont pas rognées 
ou coupées en deux, même quand on ne les reprend pas pour les 
prolonger, en modifier la direction ou les élargir, les voies de Paris 
restent soumises à une mobilité perpétuelle et sont toujours en travail. 
On les empierre, on en change le niveau, on les hausse ou on les baisse, 
on déplante ou on replante les arbres, on y installe des pavillons et des 
vespasiennes, ou bien on les démolit; on expérimente les systèmes les 
plus divers sur la chaussée et sur le trottoir, on répare l'asphalte, on 
étend de nouvelles couches de bitume empesté et brûlant; on les éventre 
pour creuser un égout, on les referme; on les rouvre pour placer une 
conduite d'eau, on les recoud; on les fend de nouveau pour réparer les 
tuyaux de gaz, et pendant des semaines entières la rue est sillonnée de 
tranchées béantes, d'où s'exhalent des miasmes suffocants. 
Tel est le premier trouble apporté à la jouissance des admirateurs du 
nouveau Paris. Il y en a un autre: c'est que la transformation n'est pas 
encore sans mélange, et que, malgré toute l'ardeur et la bonne volonté 
de nos magistrats, il reste toujours çà et là quelques débris de la vieille 
ville qui font tache et attristent le regard. La peau neuve de Paris a des
bigarrures qui en détruisent l'unité et l'harmonie. À côté d'une artère de 
vingt mètres de large, voici une petite ruelle qui n'a pas dix pieds[3]; et 
derrière ce beau monument rectiligne, tout neuf et tout reluisant, on 
découvre dans le lointain un grand vilain bâtiment noir, sans 
colonnades, sans chapiteaux, et dont les pierres pourraient rendre de si 
grands services à la construction d'une caserne! Puis, partout des 
maisons en ruines, des démolitions commencées, des constructions 
inachevées, des barrières en bois, des clôtures de planches sales et 
disjointes, des échafaudages à perte de vue, tout l'appareil de la 
maçonnerie et de la charpenterie, choses désagréables à l'oeil de 
l'amateur classique qui aime la propreté! Il s'avoue tout bas, en 
soupirant, qu'il est pénible d'assister à ces détails de toilette, dont il ne 
faudrait voir que le résultat, et qu'on est obligé de rendre pendant 
longtemps Paris bien laid avant d'arriver à le faire si beau. 
[Note 3: Il est difficile, pour le dire au moins en    
    
		
	
	
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