Oeuvres de André Lemoyne | Page 3

André Lemoyne
qu'il te plaira
d'y séjourner, et même si tôt ou tard tu veux y faire un nid, mon cher
oiseau de passage....
--A la bonne heure! les années ne t'ont pas amoindri: toujours même
jeunesse de coeur.
--Parbleu, avec des artistes tels que toi.... Parti obscur, tu reviens
célèbre. Sais-tu que depuis trois ou quatre ans on ne parle que de toi
dans Paris... on couvre d'or les plus petites toiles de Georges Fontan....
Tes derniers envois au Salon rayonnent de lumière.... C'est de l'Orient
comme on n'en voyait plus... et tu gagnes de quatre-vingt à cent mille
francs chaque année... la gloire et la fortune t'arrivent de compagnie.
--Oui, l'Orient est d'un assez bon rapport pour les paysagistes...

quelques touffes de palmiers-doums, un passage d'autruches à la ligne
d'horizon, un vol de flamants roses, quatre ou cinq étoiles miroitant sur
un bout de grève mouillée, il n'en faut pas davantage....
Mais je n'ai pas oublié le bon génie auquel je dois une si grande part de
mon succès. N'est-ce pas toi qui m'as tendu la main et généreusement
ouvert ta bourse toute grande, dans un jour de détresse? Tu m'as donné
spontanément et sans arrière-pensée trente mille francs que tu pouvais
parfaitement croire à fonds perdus, quand je n'étais encore qu'un mince
bohème perdant courage et bien près de sombrer dans le grand
inconnu....
--Trente mille francs, que depuis tu m'as intégralement remboursés.
--Je n'en reste pas moins ton éternel obligé, comme à un frère de coeur
et d'art. Aussi, je bénis le hasard providentiel qui me jette aujourd'hui
sur ta route pour t'exprimer ma vive gratitude, et si jamais à une heure
quelconque de ma vie....
--J'en suis convaincu, cher et illustre maître....
--Je m'en veux pourtant de t'avoir caché quelque chose au jour néfaste
où tu m'as secouru... tu n'as jamais connu le fond de cette vieille
histoire, le plus douloureux et le plus cher secret de ma jeunesse; tu vas
le connaître.
--J'avais en effet toujours pressenti quelque mystérieuse aventure dans
ton passé, et puisque tu me crois digne de la confidence, j'écoute:
--Tu sais qu'en faisant mes premières études de paysagiste, je courais
un peu les grèves bretonnes et normandes, Houlgate, Cancale,
Arromanches, la Chapelle-en-Saint-Briac, etc.... A vingt et un ans,
robuste et bon nageur, je m'aventurais assez loin en mer, à l'aise dans
l'eau comme la mouette dans l'air, et prenant de préférence mon bain de
sel et de lumière aux dernières lueurs du soleil couchant.
«Un soir (c'était à la Chapelle-en-Saint-Briac), je raconte sans phrases,
au courant des souvenirs. Je prenais mon bain comme d'habitude, en

toute nonchalance. Il y avait ce jour-là beaucoup de promeneurs sur la
grève, la dune et les roches. Au coucher du soleil, je crus m'apercevoir
d'un mouvement inusité dans la foule des promeneurs, courant par
bandes affolées sur le bord des plus hautes roches, avec de grands
gestes, que je distinguais fort bien, et sans doute de grands cris que la
distance et le bruit des lames m'empêchaient d'entendre. Je compris
qu'il y avait un baigneur en danger. D'un rapide coup d'oeil, j'embrassai
l'horizon et me dirigeai en toute hâte vers le point de la mer où
semblaient converger les gestes de la foule.... A quelques brasses de
moi, une tête blonde roulait échevelée dans l'écume des lames, je fus
bientôt sur elle et pus saisir à plein corps une jeune fille presque
évanouie.... Elle ouvrit démesurément les yeux, me regarda fixement et
riva ses deux mains à mon cou dans une étreinte désespérée, mais
presque aussitôt les mains se détendirent, et je n'eus qu'une masse inerte
à maintenir à flot tandis que je nageais d'un bras. La grève n'était pas
loin, mais la mer se retirait et tu sais que, dans cette conche étroite
creusée en entonnoir, le flot de jusant, très rapide, est presque
irrésistible: j'eus peine à vaincre la barre d'écume et j'étais à bout de
forces quand je heurtai la grève.... Pris de vertige, j'eus comme un
éblouissement funèbre avec un grand frisson d'anéantissement; mes
yeux se fermèrent... voilà tout dans mes souvenirs.
--Et tous deux furent sauvés, interrompit vivement le comte.
--Oui, mais attends la fin. Je n'ouvris les yeux que douze heures après,
dans mon lit d'auberge. Au chevet, un grave personnage inconnu
semblait épier mon réveil.
--Sauvée? dis-je d'instinct....
--Oui, me répondit-il, en me prenant les mains avec effusion.... Ma
fille... grâce à vous....» Puis, après quelques instants de silence: «Quand
on a fait preuve d'un tel courage, on doit être homme d'honneur. Je
vous en prie, ne cherchez pas à me connaître.... Vous me voyez heureux
et navré, victime d'un grand désastre, obligé de cacher mon nom, même
de quitter la France; mais certainement nous nous reverrons, dans un
avenir très prochain. Aujourd'hui, pardonnez-moi.» Et me serrant de
nouveau les mains,
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