Oeuvres complètes, v 4-5 | Page 9

Alfred de Musset
voir un grand seigneur adresser librement
la parole à ses voisins d'une manière affable? Tout cela fait plus qu'on
ne pense.
LE PRIEUR.
S'il faut parler franchement, j'ai trouvé le sermon trop beau; j'ai prêché
quelquefois, et je n'ai jamais tiré grande gloire du tremblement des
vitres; mais une petite larme sur la joue d'un brave homme m'a toujours
été d'un grand prix.
Entre Salviati.
SALVIATI.
On m'a dit qu'il y avait ici des femmes qui me demandaient tout à
l'heure; mais je ne vois de robe ici que la vôtre, prieur. Est-ce que je me
trompe?
LE MARCHAND.
Excellence, on ne vous a pas trompé. Elles se sont éloignées; mais je
pense qu'elles vont revenir. Voilà dix aunes d'étoffes et quatre paires de
bas pour elles.
SALVIATI, s'asseyant.
Voilà une jolie femme qui passe.--Où diable l'ai-je donc vue?--Ah!
parbleu! c'est dans mon lit.
LE PRIEUR, au bourgeois.
Je crois avoir vu votre signature sur une lettre adressée au duc.

LE BOURGEOIS.
Je le dis tout haut: c'est la supplique adressée par les bannis.
LE PRIEUR.
En avez-vous dans votre famille?
LE BOURGEOIS.
Deux, Excellence: mon père et mon oncle; il n'y a plus que moi
d'homme à la maison.
LE DEUXIÈME BOURGEOIS, à l'orfèvre.
Comme ce Salviati a une méchante langue!
L'ORFÈVRE.
Cela n'est pas étonnant: un homme à moitié ruiné, vivant des
générosités de ces Médicis, et marié comme il l'est à une femme
déshonorée partout! Il voudrait qu'on dît de toutes les femmes possibles
ce qu'on dit de la sienne.
SALVIATI.
N'est-ce pas Louise Strozzi qui passe sur ce tertre?
LE MARCHAND.
Elle-même, Seigneurie. Peu des dames de notre noblesse me sont
inconnues. Si je ne me trompe, elle donne la main à sa soeur cadette.
SALVIATI.
J'ai rencontré cette Louise la nuit dernière au bal de Nasi; elle a, ma foi,
une jolie jambe, et nous devons coucher ensemble au premier jour.
LE PRIEUR, se retournant.

Comment l'entendez-vous?
SALVIATI.
Cela est clair, elle me l'a dit. Je lui tenais l'étrier, ne pensant guère à
malice; je ne sais par quelle distraction je lui pris la jambe, et voilà
comme tout est venu.
LE PRIEUR.
Julien, je ne sais pas si tu sais que c'est de ma soeur que tu parles.
SALVIATI.
Je le sais très bien; toutes les femmes sont faites pour coucher avec les
hommes, et ta soeur peut bien coucher avec moi.
LE PRIEUR se lève.
Vous dois-je quelque chose, brave homme?
Il jette une pièce de monnaie sur la table et sort.
SALVIATI.
J'aime beaucoup ce brave prieur, à qui un propos sur sa soeur a fait
oublier le reste de son argent. Ne dirait-on pas que toute la vertu de
Florence s'est réfugiée chez ces Strozzi? Le voilà qui se retourne.
Écarquille les yeux tant que tu voudras, tu ne me feras pas peur.
Il sort.
SCÈNE VI.
Le bord de l'Arno.
MARIE SODERINI, CATHERINE.
CATHERINE.

Le soleil commence à baisser. De larges bandes de pourpre traversent
le feuillage, et la grenouille fait sonner sous les roseaux sa petite cloche
de cristal. C'est une singulière chose que toutes les harmonies du soir
avec le bruit lointain de cette ville.
MARIE.
Il est temps de rentrer; noue ton voile autour de ton cou.
CATHERINE.
Pas encore, à moins que vous n'ayez froid. Regardez, ma mère
chérie[C]; que le ciel est beau! Que tout cela est vaste et tranquille!
Comme Dieu est partout! Mais vous baissez la tête, vous êtes inquiète
depuis ce matin.
[Note C: Catherine Ginori est belle-soeur de Marie; elle lui donne le
nom de mère, parce qu'il y a entre elles une différence d'âge très grande;
Catherine n'a guère que vingt-deux ans. (Note de l'auteur.)]
MARIE.
Inquiète, non, mais affligée. N'as-tu pas entendu répéter cette fatale
histoire de Lorenzo? Le voilà la fable de Florence.
CATHERINE.
O ma mère! la lâcheté n'est point un crime; le courage n'est pas une
vertu: pourquoi la faiblesse est-elle blâmable? Répondre des battements
de son coeur est un triste privilège; Dieu seul peut le rendre noble et
digne d'admiration. Et pourquoi cet enfant n'aurait-il pas le droit que
nous avons toutes, nous autres femmes? Une femme qui n'a peur de
rien n'est pas aimable, dit-on.
MARIE.
Aimerais-tu un homme qui a peur? Tu rougis, Catherine; Lorenzo est
ton neveu, tu ne peux pas l'aimer; mais figure-toi qu'il s'appelle de tout
autre nom, qu'en penserais-tu? Quelle femme voudrait s'appuyer sur

son bras pour monter à cheval? Quel homme lui serrerait la main?
CATHERINE.
Cela est triste, et cependant ce n'est pas de cela que je le plains. Son
coeur n'est peut-être pas celui d'un Médicis; mais hélas! c'est encore
moins celui d'un honnête homme.
MARIE.
N'en parlons pas, Catherine;--il est assez cruel pour une mère de ne
pouvoir parler de son fils.
CATHERINE.
Ah! cette Florence! c'est là qu'on
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