Oeuvres complètes, v 4-5 | Page 7

Alfred de Musset
Lorenzo, moi, et,
par la mort de Dieu! il restera ici.
LE CARDINAL.
Si je craignais cet homme, ce ne serait pas pour votre cour, ni pour
Florence, mais pour vous, duc.
LE DUC.
Plaisantez-vous, cardinal, et voulez-vous que je vous dise la vérité?
Il lui parle bas.

Tout ce que je sais de ces damnés bannis, de tous ces républicains
entêtés qui complotent autour de moi, c'est par Lorenzo que je le sais. Il
est glissant comme une anguille; il se fourre partout et me dit tout.
N'a-t-il pas trouvé moyen d'établir une correspondance avec tous ces
Strozzi de l'enfer? Oui, certes, c'est mon entremetteur; mais croyez que
son entremise, si elle nuit à quelqu'un, ne me nuira pas. Tenez!
Lorenzo paraît au fond d'une galerie basse.
Regardez-moi ce petit corps maigre, ce lendemain d'orgie ambulant.
Regardez-moi ces yeux plombés, ces mains fluettes et maladives, à
peine assez fermes pour soutenir un éventail; ce visage morne, qui
sourit quelquefois, mais qui n'a pas la force de rire. C'est là un homme à
craindre? Allons, allons! vous vous moquez de lui. Hé! Renzo, viens
donc ici; voilà sire Maurice qui te cherche dispute.
LORENZO, montant l'escalier de la terrasse.
Bonjour, messieurs les amis de mon cousin!
LE DUC.
Lorenzo, écoute ici. Voilà une heure que nous parlons de toi. Sais-tu la
nouvelle? Mon ami, on t'excommunie en latin, et sire Maurice t'appelle
un homme dangereux, le cardinal aussi; quant au bon Valori, il est trop
honnête homme pour prononcer ton nom.
LORENZO.
Pour qui dangereux, Éminence? pour les filles de joie, ou pour les
saints du paradis?
LE CARDINAL.
Les chiens de cour peuvent être pris de la rage comme les autres chiens.
LORENZO.
Une insulte de prêtre doit se faire en latin.

SIRE MAURICE.
Il s'en fait en toscan, auxquelles on peut répondre.
LORENZO.
Sire Maurice, je ne vous voyais pas; excusez-moi, j'avais le soleil dans
les yeux; mais vous avez un bon visage et votre habit me paraît tout
neuf.
SIRE MAURICE.
Comme votre esprit; je l'ai fait faire d'un vieux pourpoint de mon
grand-père.
LORENZO.
Cousin, quand vous aurez assez de quelque conquête des faubourgs,
envoyez-la donc chez sire Maurice. Il est malsain de vivre sans femme,
pour un homme qui a, comme lui, le cou court et les mains velues.
SIRE MAURICE.
Celui qui se croit le droit de plaisanter doit savoir se défendre. A votre
place, je prendrais une épée.
LORENZO.
Si on vous a dit que j'étais un soldat, c'est une erreur, je suis un pauvre
amant de la science.
SIRE MAURICE.
Votre esprit est une épée acérée, mais flexible. C'est une arme trop vile;
chacun fait usage des siennes.
Il tire son épée.
VALORI.

Devant le duc, l'épée nue!
LE DUC, riant.
Laissez faire, laissez faire. Allons, Renzo, je veux te servir de témoin;
qu'on lui donne une épée!
LORENZO.
Monseigneur, que dites-vous là?
LE DUC.
Eh bien! ta gaieté s'évanouit si vite? Tu trembles, cousin? Fi donc! tu
fais honte au nom des Médicis. Je ne suis qu'un bâtard, et je le porterais
mieux que toi, qui es légitime! Une épée, une épée! un Médicis ne se
laisse point provoquer ainsi. Pages, montez ici; toute la cour le verra, et
je voudrais que Florence entière y fût.
LORENZO.
Son Altesse se rit de moi.
LE DUC.
J'ai ri tout à l'heure, mais maintenant je rougis de honte. Une épée!
Il prend l'épée d'un page et la présente à Lorenzo.
VALORI.
Monseigneur, c'est pousser trop loin les choses. Une épée tirée en
présence de Votre Altesse est un crime punissable dans l'intérieur du
palais.
LE DUC.
Qui parle ici, quand je parle?

VALORI.
Votre Altesse ne peut avoir eu d'autre dessein que celui de s'égayer un
instant, et sire Maurice lui-même n'a point agi dans une autre pensée.
LE DUC.
Et vous ne voyez pas que je plaisante encore! Qui diable pense ici à une
affaire sérieuse? Regardez Renzo, je vous en prie: ses genoux tremblent;
il serait devenu pâle, s'il pouvait le devenir. Quelle contenance, juste
Dieu! je crois qu'il va tomber.
Lorenzo chancelle; il s'appuie sur la balustrade et glisse à terre tout
d'un coup.
LE DUC, riant aux éclats.
Quand je vous le disais! personne ne le sait mieux que moi; la seule vue
d'une épée le fait trouver mal. Allons! chère Lorenzetta, fais-toi
emporter chez ta mère.
Les pages relèvent Lorenzo.
SIRE MAURICE.
Double poltron! fils de catin!
LE DUC.
Silence! sire Maurice; pesez vos paroles, c'est moi qui vous le dis
maintenant; pas de ces mots-là devant moi.
Sire Maurice sort.
VALORI.
Pauvre jeune homme!
LE CARDINAL, resté seul avec le duc.

Vous croyez à cela, monseigneur?
LE DUC.
Je voudrais bien savoir comment je n'y croirais pas.
LE CARDINAL.
Hum! c'est bien fort.
LE DUC.
C'est justement pour cela que j'y crois.
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