d'Essais. Il en prenait prétexte pour 
instituer un parallèle entre le rôle littéraire de Montaigne et celui de 
Bacon dans une étude d'ailleurs très générale, dépourvue de tout 
rapprochement précis. Aucune conclusion ferme ne s'en dégageait sur 
les rapports littéraires des deux écrivains. 
Presque à la même époque, en 1867 probablement sans connaître cet 
article, un des admirateurs les plus fervents de Montaigne, un lecteur
assidu des Essais, Edouard Fitzgerald, écrivait dans une lettre adressée 
à Wright: «Me trouvant avec Robert Groome, le mois dernier, je lui dis 
avoir rencontré du Bacon chez Montaigne. Robert Groome me répondit 
que vous aviez fait la même observation et que vous étiez effectivement 
en train d'en recueillir des témoignages. Il s'agit, je crois, de citations de 
Sénèque employées par Bacon de telle manière qu'il les devrait 
évidemment à Montaigne... Je n'avais pas remarqué ces rencontres de 
Sénèque mais j'avais observé quelques passages de Montaigne 
lui-même qui me semblaient être passés dans les Essais de Bacon.» Le 
fait avait donc frappé en même temps les deux correspondants. 
L'investigation à laquelle Fitzgerald songeait à se livrer était bien 
différente de celle du critique allemand. Il ne l'entreprit pas, je pense, 
mais d'autres s'en acquittèrent. On signala des emprunts; l'impulsion 
une fois donnée, on n'en releva que trop. On en découvrit au-delà de 
toute mesure. Chaque chercheur tenait à honneur d'enchérir sur son 
devancier. Reynolds en indiquait un grand nombre dans son excellente 
édition des Essais de Bacon. Dieckow les reprit dans une dissertation 
inaugurale présentée à l'Université de Strasbourg en 1903[1], et en 
ajouta beaucoup auxquels Reynolds n'avait pas songé. Une nouvelle 
liste parut encore en 1908, dans l'ouvrage de Miss Norton intitulé: The 
spirit of Montaigne. Entre temps, on ne se faisait pas faute d'affirmer 
que les Essais de Montaigne avaient eu sur les Essais de Bacon une 
influence considérable[2]. 
Devant un tel concert d'affirmations et d'enquêtes, nous sommes tenus 
de nous demander ce qu'elles renferment de solide. Pour ne parler que 
des enquêtes, constatons d'abord qu'elles ont le tort de vouloir trop 
prouver. Elles multiplient sans mesure les rapprochements insignifiants, 
ceux qui ne révèlent ni une influence de Montaigne ni même une 
similitude de pensée vraiment instructive. On s'amuse à relever chez 
Bacon jusqu'aux idées les plus banales pour les faire dériver de 
Montaigne. Elles ont encore le défaut, inévitable il est vrai, celui-là, de 
négliger quelques rapprochements qui m'ont paru importants. Il y avait 
donc lieu de les réviser entièrement[3] pour les compléter et pour les 
élaguer. Plus encore, je leur reprocherai à toutes d'être de simples listes 
très sèches dans lesquelles aucun effort n'est tenté pour montrer la
valeur ou l'insignifiance de chaque rapprochement, et pour dégager des 
conclusions d'ensemble. De semblables énumérations, où chaque terme 
est d'une appréciation si délicate parce que le lecteur est privé des 
contextes et du coup d'oeil d'ensemble qui seul donne à chaque pensée 
sa vraie portée, me semblent presque stériles si l'auteur ne nous aide 
pas à les interpréter. 
J'avertis, au reste, que nous n'aboutirons qu'à des résultats probables. 
Bacon est de ceux pour lesquels une étude d'influence est toujours 
discutable. Il y a bien des manières de subir une influence: certains 
reproduisent les pensées ou les anecdotes qui les ont frappés presque 
dans les termes mêmes où elles se sont présentées à eux. En travaillant 
ils ont des livres ouverts sur leur table, ou bien des notes très précises, 
ou encore leur mémoire très verbale conserve et leur rend le texte avec 
le sens. C'est ainsi que Montaigne transcrit presque intégralement de 
nombreux passages de ses auteurs, du Plutarque d'Amyot surtout, qu'il 
traduit fidèlement des morceaux de son cher Séneca, qu'il cite des vers 
de ses poètes. Son originalité est alors dans l'écho que ces pensées 
éveillent en lui, dans la méditation qu'il y accroche. Ceux-là nous 
aident singulièrement à découvrir leurs dettes. Mais il en est d'autres, et 
Bacon est de ce nombre, qui se pénètrent d'une pensée étrangère la 
digèrent, la transforment; lorsqu'ils l'expriment elle est devenue leur, 
elle ne porte plus la signature de l'inventeur. Quelquefois, elle a fourni 
un simple chaînon dans un long raisonnement, un argument dans une 
démonstration; quelquefois elle s'est enrichie d'aperçus et de 
développements inattendus. Pour ces derniers surtout, la recherche 
d'influence est infiniment délicate. 
Bien plus, même lorsqu'il veut citer, Bacon est très inexact et défigure 
ses sources. «La négligence, nous dit Reynolds[4], est certainement un 
des traits caractéristiques des Essais de Bacon. Travaillés et policés 
comme ils le sont par endroits, aspirant à vivre autant que les livres, ils 
n'en fourmillent pas moins d'erreurs et de citations fausses.» Avec tout 
son désir de défendre Bacon, Spedding ne peut qu'excuser ses défauts, 
il lui est impossible de les méconnaître. 
Aussi, pour donner une base solide à nos hypothèses, nous est-il
particulièrement nécessaire de rechercher s'il existe quelques    
    
		
	
	
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