Il s'était avancé plus loin que le lac Balkhach,
entraînant les populations kirghises sur son passage. Pillant, ravageant, enrôlant ceux qui
se soumettaient, capturant ceux qui résistaient, il se transportait d'une ville à l'autre, suivi
de ces impedimenta de souverain oriental, qu'on pourrait appeler sa maison civile, ses
femmes et ses esclaves,--le tout avec l'audace impudente d'un Gengis-Khan moderne.
Où était-il en ce moment? Jusqu'où ses soldats étaient-ils parvenus à l'heure où la
nouvelle de l'invasion arrivait à Moscou? À quel point de la Sibérie les troupes russes
avaient-elles dû reculer? on ne pouvait le savoir. Les communications étaient
interrompues. Le fil, entre Kolyvan et Tomsk, avait-il été brisé par quelques éclaireurs de
l'armée tartare, ou l'émir était-il arrivé jusqu'aux provinces de l'Yeniseisk? Toute la basse
Sibérie occidentale était-elle en feu? Le soulèvement s'étendait-il déjà jusqu'aux régions
de l'est? on ne pouvait le dire. Le seul agent qui ne craint ni le froid ni le chaud, celui que
ni les rigueurs de l'hiver ni les chaleurs de l'été ne peuvent arrêter, qui vole avec la
rapidité de la foudre, le courant électrique, ne pouvait plus se propager à travers la steppe,
et il n'était plus possible de prévenir le grand-duc, enfermé dans Irkoutsk, du danger dont
le menaçait la trahison d'Ivan Ogareff.
Un courrier seul pouvait remplacer le courant interrompu. Il faudrait, à cet homme, un
certain temps pour franchir les cinq mille deux cents verstes (5,323 kilomètres) qui
séparent Moscou d'Irkoutsk. Il devrait, pour traverser les rangs des rebelles et des
envahisseurs, déployer à la fois un courage et une intelligence pour ainsi dire surhumains.
Mais, avec de la tête et du coeur, on va loin!
«Trouverai-je cette tête et ce coeur?» se demandait le czar.
CHAPITRE III
MICHEL STROGOFF
La porte du cabinet impérial s'ouvrit bientôt, et l'huissier annonça le général Kissoff.
«Ce courrier? demanda vivement le czar.
--Il est là, sire, répondit le général Kissoff.
--Tu as trouvé l'homme qu'il fallait?
--J'ose en répondre à Votre Majesté.
--Il était de service au palais?
--Oui, sire.
--Tu le connais?
--Personnellement, et plusieurs fois il a rempli avec succès des missions difficiles.
--A l'étranger?
--En Sibérie même.
--D'où est-il?
--D'Omsk. C'est un Sibérien.
--Il a du sang-froid, de l'intelligence, du courage?
--Oui, sire, il a tout ce qu'il faut pour réussir là où d'autres échoueraient peut-être.
--Son âge?
--Trente ans.
--C'est un homme vigoureux?
--Sire, il peut supporter jusqu'aux dernières limites le froid, la faim, la soif, la fatigue.
--Il a un corps de fer?
--Oui, sire.
--Et un coeur?...
--Un coeur d'or.
--Il se nomme?...
--Michel Strogoff.
--Est-il prêt à partir?
--Il attend dans la salle des gardes les ordres de Votre Majesté.
--Qu'il vienne,» dit le czar.
Quelques instants plus tard, le courrier Michel Strogoff entrait dans le cabinet impérial.
Michel Strogoff était haut de taille, vigoureux, épaules larges, poitrine vaste. Sa tête
puissante présentait les beaux caractères de la race caucasique.
Ses membres, bien attachés, étaient autant de leviers, disposés mécaniquement pour le
meilleur accomplissement des ouvrages de force. Ce beau et solide garçon, bien campé,
bien planté, n'eût pas été facile à déplacer malgré lui, car, lorsqu'il avait posé ses deux
pieds sur le sol, il semblait qu'ils s'y fussent enracinés. Sur sa tête, carrée du haut, large de
front, se crépelait une chevelure abondante, qui s'échappait en boucles, quand il la coiffait
de la casquette moscovite. Lorsque sa face, ordinairement pâle, venait à se modifier,
c'était uniquement sous un battement plus rapide du coeur, sous l'influence d'une
circulation plus vive qui lui envoyait la rougeur artérielle. Ses yeux étaient d'un bleu
foncé, avec un regard droit, franc, inaltérable, et ils brillaient sous une arcade dont les
muscles sourciliers, contractés faiblement, témoignaient d'un courage élevé, «ce courage
sans colère des héros», suivant l'expression des physiologistes. Son nez puissant, large de
narines, dominait une bouche symétrique avec les lèvres un peu saillantes de l'être
généreux et bon.
Michel Strogoff avait le tempérament de l'homme décidé, qui prend rapidement son parti,
qui ne se ronge pas les ongles dans l'incertitude, qui ne se gratte pas l'oreille dans le doute,
qui ne piétine pas dans l'indécision. Sobre de gestes comme de paroles, il savait rester
immobile comme un soldat devant son supérieur; mais, lorsqu'il marchait, son allure
dénotait une grande aisance, une remarquable netteté de mouvements,--ce qui prouvait à
la fois la confiance et la volonté vivace de son esprit. C'était un de ces hommes dont la
main semble toujours «pleine des cheveux de l'occasion», figure un peu forcée, mais qui
les peint d'un trait.
Michel Strogoff était vêtu d'un élégant uniforme militaire, qui se rapprochait de celui des
officiers de chasseurs a cheval en campagne, bottes, éperons, pantalon demi-collant,
pelisse bordée de fourrure et agrémentée de soutaches jaunes sur fond brun. Sur sa large
poitrine brillaient une croix et plusieurs

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