malade; il vaut mieux aller faire avec mes 
amis intimes un repas frugal. J'oublierai, dans la douceur de leur société, 
la sottise que j'ai faite ce matin. Il va au rendez-vous; on le trouve un 
peu chagrin. On le fait boire pour dissiper sa tristesse. Un peu de vin 
pris modérément est un remède pour l'âme et pour le corps. C'est ainsi 
que pense le sage Memnon; et il s'enivre. On lui propose de jouer après 
le repas. Un jeu réglé avec des amis est un passe-temps honnête. Il joue; 
on lui gagne tout ce qu'il a dans sa bourse, et quatre fois autant sur sa 
parole. Une dispute s'élève sur le jeu, on s'échauffe: l'un de ses amis 
intimes lui jette à la tête un cornet, et lui crève un oeil. On rapporte 
chez lui le sage Memnon ivre, sans argent, et ayant un oeil de moins. 
Il cuve un peu son vin; et dès qu'il a la tête plus libre, il envoie son 
valet chercher de l'argent chez le receveur-général des finances de 
Ninive pour payer ses intimes amis: on lui dit que son débiteur a fait le 
matin une banqueroute frauduleuse qui met en alarme cent familles.
Memnon, outré va à la cour avec un emplâtre sur l'oeil et un placet à la 
main pour demander justice au roi contre le banqueroutier. Il rencontre 
dans un salon plusieurs dames qui portaient toutes d'un air aisé des 
cerceaux de vingt-quatre pieds de circonférence. L'une d'elles, qui le 
connaissait un peu, dit en le regardant de côté: Ah, l'horreur! Une autre, 
qui le connaissait davantage, lui dit: Bonsoir, monsieur Memnon; mais 
vraiment, monsieur Memnon, je suis fort aise de vous voir; à propos, 
monsieur Memnon, pourquoi avez-vous perdu un oeil? Et elle passa 
sans attendre sa réponse. Memnon se cacha dans un coin, et attendit le 
moment où il pût se jeter aux pieds du monarque. Ce moment arriva. Il 
baisa trois fois la terre, et présenta son placet. Sa gracieuse majesté le 
reçut très favorablement, et donna le mémoire à un de ses satrapes pour 
lui en rendre compte. Le satrape tire Memnon à part, et lui dit d'un air 
de hauteur, en ricanant amèrement: Je vous trouve un plaisant borgne, 
de vous adresser au roi plutôt qu'à moi, et encore plus plaisant d'oser 
demander justice contre un honnête banqueroutier que j'honore de ma 
protection, et qui est le neveu d'une femme de chambre de ma maîtresse. 
Abandonnez cette affaire-là, mon ami, si vous voulez conserver l'oeil 
qui vous reste. 
Memnon, ayant ainsi renoncé le matin aux femmes, aux excès de table, 
au jeu, à toute querelle, et surtout à la cour, avait été avant la nuit 
trompé et volé par une belle dame, s'était enivré, avait joué, avait eu 
une querelle, s'était fait crever un oeil, et avait été à la cour, où l'on 
s'était moqué de lui. 
Pétrifié d'étonnement et navré de douleur, il s'en retourne la mort dans 
le coeur. Il veut rentrer chez lui; il y trouve des huissiers qui 
démeublaient sa maison de la part de ses créanciers. Il reste presque 
évanoui sous un platane; il y rencontre la belle dame du matin, qui se 
promenait avec son cher oncle, et qui éclata de rire en voyant Memnon 
avec son emplâtre. La nuit vint; Memnon se coucha sur de la paille 
auprès des murs de sa maison. La fièvre le saisit; il s'endormit dans 
l'accès, et un esprit céleste lui apparut en songe. 
Il était tout resplendissant de lumière. Il avait six belles ailes, mais ni 
pieds, ni tête, ni queue, et ne ressemblait à rien. Qui es-tu? lui dit 
Memnon. Ton bon génie, lui répondit l'autre. Rends-moi donc mon oeil, 
ma santé, ma maison[3], mon bien, ma sagesse, lui dit Memnon. 
Ensuite il lui conta comment il avait perdu tout cela en un jour. Voilà
des aventures qui ne nous arrivent jamais dans le monde que nous 
habitons, dit l'esprit. Et quel monde habitez-vous? dit l'homme affligé. 
Ma patrie, répondit-il, est à cinq cents millions de lieues du soleil, dans 
une petite étoile auprès de Sirius, que tu vois d'ici. Le beau pays! dit 
Memnon: quoi! vous n'avez point chez vous de coquines qui trompent 
un pauvre homme, point d'amis intimes qui lui gagnent son argent et 
qui lui crèvent un oeil, point de banqueroutiers, point de satrapes qui se 
moquent de vous en vous refusant justice? Non, dit l'habitant de l'étoile, 
rien de tout cela. Nous ne sommes jamais trompés par les femmes, 
parceque nous n'en avons point; nous ne fesons point d'excès de table, 
parceque nous ne mangeons point; nous n'avons point de 
banqueroutiers, parcequ'il n'y a chez nous ni or ni argent; on ne peut 
nous crever les yeux, parceque nous n'avons point de corps à la façon 
des vôtres; et    
    
		
	
	
	Continue reading on your phone by scaning this QR Code
 
	 	
	
	
	    Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the 
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.
	    
	    
