Memnon | Page 2

Voltaire

Poésies). B.

MEMNON,
ou
LA SAGESSE HUMAINE.

Memnon conçut un jour le projet insensé d'être parfaitement sage. Il n'y
a guère d'hommes à qui cette folie n'ait quelquefois passé par la tête.
Memnon se dit à lui-même: Pour être très sage, et par conséquent très
heureux, il n'y a qu'à être sans passions; et rien n'est plus aisé, comme
on sait. Premièrement je n'aimerai jamais de femme; car, en voyant une
beauté parfaite, je me dirai à moi-même: Ces joues-là se rideront un

jour; ces beaux yeux seront bordés de rouge; cette gorge ronde
deviendra plate et pendante; cette belle tête deviendra chauve. Or je n'ai
qu'à la voir à présent des mêmes yeux dont je la verrai alors, et
assurément cette tête ne fera pas tourner la mienne.
En second lieu je serai toujours sobre; j'aurai beau être tenté par la
bonne chère, par des vins délicieux, par la séduction de la société; je
n'aurai qu'à me représenter les suites des excès, une tête pesante, un
estomac embarrassé, la perte de la raison, de la santé, et du temps, je ne
mangerai alors que pour le besoin; ma santé sera toujours égale, mes
idées toujours pures et lumineuses. Tout cela est si facile, qu'il n'y a
aucun mérite à y parvenir.
Ensuite, disait Memnon, il faut penser un peu à ma fortune; mes désirs
sont modérés; mon bien est solidement placé sur le receveur-général
des finances de Ninive; j'ai de quoi vivre dans l'indépendance: c'est là
le plus grand des biens. Je ne serai jamais dans la cruelle nécessité de
faire ma cour: je n'envierai personne, et personne ne m'enviera. Voilà
qui est encore très aisé. J'ai des amis, continuait-il, je les conserverai,
puisqu'ils n'auront rien à me disputer. Je n'aurai jamais d'humeur avec
eux, ni eux avec moi; cela est sans difficulté.
Ayant fait ainsi son petit plan de sagesse dans sa chambre, Memnon
mit la tête à la fenêtre. Il vit deux femmes qui se promenaient sous des
platanes auprès de sa maison. L'une était vieille, et paraissait ne songer
à rien; l'autre était jeune, jolie, et semblait fort occupée. Elle soupirait,
elle pleurait, et n'en avait que plus de grâces. Notre sage fut touché, non
pas de la beauté de la dame (il était bien sûr de ne pas sentir une telle
faiblesse), mais de l'affliction où il la voyait. Il descendit, il aborda la
jeune Ninivienne dans le dessein de la consoler avec sagesse. Cette
belle personne lui conta, de l'air le plus naïf et le plus touchant, tout le
mal que lui fesait un oncle qu'elle n'avait point; avec quels artifices il
lui avait enlevé un bien qu'elle n'avait jamais possédé, et tout ce qu'elle
avait à craindre de sa violence. Vous me paraissez un homme de si bon
conseil, lui dit-elle, que si vous aviez la condescendance de venir
jusque chez moi, et d'examiner mes affaires, je suis sûre que vous me
tireriez du cruel embarras où je suis. Memnon n'hésita pas à la suivre,
pour examiner sagement ses affaires, et pour lui donner un bon conseil.
La dame affligée le mena dans une chambre parfumée, et le fit asseoir
avec elle poliment sur un large sofa, où ils se tenaient tous deux les

jambes croisées vis-à-vis l'un de l'autre. La dame parla en baissant les
yeux, dont il échappait quelquefois des larmes, et qui en se relevant
rencontraient toujours les regards du sage Memnon. Ses discours
étaient pleins d'un attendrissement qui redoublait toutes les fois qu'ils
se regardaient. Memnon prenait ses affaires extrêmement à coeur, et se
sentait de moment en moment la plus grande envie d'obliger une
personne si honnête et si malheureuse. Ils cessèrent insensiblement,
dans la chaleur de la conversation, d'être vis-à-vis l'un de l'autre. Leurs
jambes ne furent plus croisées. Memnon la conseilla de si près, et lui
donna des avis si tendres, qu'ils ne pouvaient ni l'un ni l'autre parler
d'affaires, et qu'ils ne savaient plus où ils en étaient.
Comme ils en étaient là, arrive l'oncle, ainsi qu'on peut bien le penser:
il était armé de la tête aux pieds; et la première chose qu'il dit fut qu'il
allait tuer, comme de raison, le sage Memnon et sa nièce; la dernière
qui lui échappa fut qu'il pouvait pardonner pour beaucoup d'argent.
Memnon fut obligé de donner tout ce qu'il avait. On était heureux dans
ce temps-là d'en être quitte à si bon marché; l'Amérique n'était pas
encore découverte, et les dames affligées n'étaient pas à beaucoup près
si dangereuses qu'elles le sont aujourd'hui.
Memnon, honteux et désespéré, rentra chez lui: il y trouva un billet qui
l'invitait à dîner avec quelques uns de ses intimes amis. Si je reste seul
chez moi, dit-il, j'aurai l'esprit occupé de ma triste aventure, je ne
mangerai point; je tomberai
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