maladie, l'homme considère
tout ce qui existe sous ses yeux, les personnes et les choses, les droits et
les faits, le passé et le présent, comme une matière inerte dont il
dispose librement, et qu'il peut manier et remanier pour la façonner à
son gré. Il se figure qu'il a dans l'esprit des idées complètes et parfaites,
qui lui donnent sur toutes choses le pouvoir absolu, et au nom
desquelles il peut, à tout risque et à tout prix, briser tout ce qui est pour
le refaire à leur image. Telle avait été, en 1789, la faute capitale de la
France. En 1830, nous essayâmes d'y retomber.
Je puis me permettre de changer ici de langage et de ne plus dire nous.
Dès que cette tendance essentiellement révolutionnaire apparut, les
hommes engagés dans le grand événement qui s'accomplissait
reconnurent combien ils différaient entre eux, et ils se divisèrent. C'est
de la révision de la Charte que date la politique de la résistance.
Bien des gens voulaient que cette révision fût lente, soumise à des
débats solennels, et qu'il en sortît une Constitution toute nouvelle qu'on
aurait appelée l'oeuvre de la volonté nationale. Nous venions d'avoir un
ridicule exemple de la susceptibilité obstinée et inintelligente de ces
amateurs de créations révolutionnaires. Le duc d'Orléans, en acceptant
le 31 juillet la lieutenance générale du royaume, avait terminé sa
première proclamation par ces mots: «La Charte sera désormais une
vérité.» Cette reconnaissance implicite de la Charte, même pour la
réformer, déplut à quelques-uns des commissaires qui s'étaient rendus
au Palais-Royal, et, je ne sais à quel moment précis ni par quels
moyens, ils y firent substituer, dans le Moniteur du 2 août, cette
absurde phrase: «Une Charte sera désormais une vérité;» altération que
le Moniteur du lendemain 3 août démentit par un erratum formel. Et en
même temps qu'on répudiait ainsi l'ancienne Charte, on voulait
introduire dans la nouvelle de nombreux changements, tous favorables
à la brusque extension des libertés populaires et à la domination
exclusive de l'esprit démocratique.
Notre résistance à ces vues fut décidée, bien qu'incomplète. Nous
maintînmes la Charte comme la constitution préexistante et permanente
du pays; mais nous n'empêchâmes pas qu'on ne se donnât la puérile
satisfaction de l'intituler Charte de 1830, comme si une constitution de
seize ans avait besoin d'être rajeunie. Parmi les changements qui y
furent introduits, quelques-uns, à l'épreuve, ont été trouvés plutôt
nuisibles qu'utiles; d'autres étaient prématurés; deux ou trois seulement
pouvaient être jugés nécessaires. La complète fixité de la Charte,
proclamée le lendemain de la Révolution, eût certainement beaucoup
mieux valu, pour les libertés comme pour le repos du pays. Mais
personne n'eût osé la proposer; pendant que nous délibérions, les
passions et les prétentions révolutionnaires grondaient autour de nous,
jusqu'à la porte de notre enceinte; et en dehors, le gouvernement
nouveau, encore incertain et presque inconnu, n'avait ni force, ni
moyens d'action. Nous ne parvînmes pas à maintenir la Chambre des
pairs sur ses bases constitutionnelles; à grand'peine fîmes-nous ajourner,
bien vainement, l'examen de la question. Grâce aux efforts de M. Dupin
et de M. Villemain, l'inamovibilité de la magistrature fut sauvée. Sur un
seul, point, notre succès fut complet; nous réussîmes à écarter toute
lenteur, tout vain débat; en deux séances, la Charte fut modifiée; en huit
jours, la Révolution fut close et le gouvernement établi. Et en luttant
contre ces premières tempêtes, un parti de gouvernement commença à
se former, encore mal uni, inexpérimenté, flottant, mais décidé à
pratiquer sérieusement la monarchie constitutionnelle et à la défendre
résolument contre l'esprit de révolution.
Depuis cette époque, et surtout depuis 1848, une question a été souvent
agitée: aurions-nous dû, quand la Charte eut été ainsi révisée et la
couronne déférée par les Chambres à M. le duc d'Orléans, demander au
peuple, sous une forme quelconque de suffrage universel, la sanction de
ces actes et l'acceptation de la nouvelle Charte et du nouveau Roi?
Si je croyais que l'omission de cette formalité a été pour quelque chose
dans la chute, en 1848, du gouvernement fondé en 1830, j'en
ressentirais un profond regret. Je sais la valeur que peuvent avoir les
apparences, et je regarderais comme un sot entêtement, non comme une
juste fierté, la prétention de les dédaigner quand elles sont en effet
puissantes. Mais plus j'y pense, plus je demeure convaincu que le
défaut d'un vote des assemblées primaires n'a jamais été, pour la
monarchie de juillet, pendant sa durée, une cause de faiblesse, et n'a eu
aucune part dans ses derniers revers. L'adhésion de la France, en 1830,
au gouvernement nouveau, fut parfaitement libre, générale et sincère[4];
elle était beaucoup plus pressée de le voir établi que jalouse de le voter
expressément, et nous obéîmes à son véritable désir comme à son
intérêt bien entendu en mettant, sans complication ni délai, une
prompte

Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.