--C'est une mère qui parle ainsi?
--Ah! dit-elle, je ne me sens pas du tout la mère des enfants qui ne sont
pas nés, il me suffit d'être la mère de ceux que j'ai et de les aimer de
tout mon coeur. Je suis, nous sommes des femmes du monde civilisé,
monsieur. Nous ne sommes plus et nous refusons d'être de simples
femelles qui repeuplent la terre.
Elle se leva; mais il lui saisit les mains.
--Un mot, un mot seulement, Gabrielle. Dites-moi la vérité?
--Je viens de vous la dire. Je ne vous ai jamais trompé.
Il la regardait bien en face, si belle, avec ses yeux gris comme des ciels
froids. Dans sa sombre coiffure, dans cette nuit opaque des cheveux
noirs luisait le diadème poudré de diamants, pareil à une voie lactée.
Alors, il sentit soudain, il sentit par une sorte d'intuition que cet être là
n'était plus seulement une femme destinée à perpétuer sa race, mais le
produit bizarre et mystérieux de tous nos désirs compliqués, amassés en
nous par les siècles, détournés de leur but primitif et divin, errant vers
une beauté mystique, entrevue et insaisissable. Elles sont ainsi
quelques-unes qui fleurissent uniquement pour nos rêves, parées de tout
ce que la civilisation a mis de poésie, ce luxe idéal, de coquetterie et de
charme esthétique autour de la femme, cette statue de chair qui avive,
autant que les fièvres sensuelles, d'immatériels appétits.
L'époux demeurait debout devant elle, stupéfait de cette tardive et
obscure découverte, touchant confusément la cause de sa jalousie
ancienne, et comprenant mal tout cela.
Il dit enfin:
--Je vous crois. Je sens qu'en ce moment vous ne mentez pas; et,
autrefois en effet, il m'avait toujours semblé que vous mentiez.
Elle lui tendit la main.
--Alors, nous sommes amis?
Il prit cette main et la baisa, en répondant:
--Nous sommes amis. Merci, Gabrielle.
Puis il sortit, en la regardant toujours, émerveillé qu'elle fût encore si
belle, et sentant naître en lui une émotion étrange, plus redoutable
peut-être que l'antique et simple amour!
LE CHAMP D'OLIVIERS
I
Quand les hommes du port, du petit port provençal de Garandou, au
fond de la baie Pisca, entre Marseille et Toulon, aperçurent la barque de
l'abbé Vilbois qui revenait de la pêche, ils descendirent sur la plage
pour aider à tirer le bateau.
L'abbé était seul dedans, et il ramait comme un vrai marin, avec une
énergie rare malgré ses cinquante-huit ans. Les manches retroussées sur
des bras musculeux, la soutane relevée en bas et serrée entre les genoux,
un peu déboutonnée sur la poitrine, son tricorne sur le banc à son côté,
et la tête coiffée d'un chapeau cloche en liège recouvert de toile blanche,
il avait l'air d'un solide et bizarre ecclésiastique des pays chauds, fait
pour les aventures plus que pour dire la messe.
De temps en temps, il regardait derrière lui pour bien reconnaître le
point d'abordage, puis il recommençait à tirer, d'une façon rythmée,
méthodique et forte, pour montrer, une fois de plus, à ces mauvais
matelots du Midi, comment nagent les hommes du Nord.
La barque lancée toucha le sable et glissa dessus comme si elle allait
gravir toute la plage en y enfonçant sa quille; puis elle s'arrêta net, et
les cinq hommes qui regardaient venir le curé s'approchèrent, affables,
contents, sympathiques au prêtre.
--Eh ben! dit l'un avec son fort accent de Provence, bonne pêche,
monsieur le curé?
L'abbé Vilbois rentra ses avirons, retira son chapeau cloche pour se
couvrir de son tricorne, abaissa ses manches sur ses bras, reboutonna sa
soutane, puis ayant repris sa tenue et sa prestance de desservant du
village, il répondit avec fierté:
--Oui, oui, très bonne, trois loups, deux murènes et quelques girelles.
Les cinq pêcheurs s'étaient approchés de la barque, et penchés
au-dessus du bordage, ils examinaient, avec un air de connaisseurs, les
bêtes mortes, les loups gras, les murènes à tête plate, hideux serpents de
mer, et les girelles violettes striées en zigzag de bandes dorées de la
couleur des peaux d'oranges.
Un d'eux dit:
--Je vais vous porter ça dans votre bastide, monsieur le curé.
--Merci, mon brave.
Ayant serré les mains, le prêtre se mit en route, suivi d'un homme et
laissant les autres occupés à prendre soin de son embarcation.
Il marchait à grands pas lents, avec un air de force et de dignité.
Comme il avait encore chaud d'avoir ramé avec tant de vigueur, il se
découvrait par moments en passant sous l'ombre légère des oliviers,
pour livrer à l'air du soir, toujours tiède, mais un peu calmé par une
vague brise du large, son front carré, couvert de cheveux blancs, droits
et ras, un front d'officier bien plus qu'un front de prêtre. Le village
apparaissait sur une butte, au milieu d'une large vallée descendant en
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