Linutile beauté | Page 7

Guy de Maupassant
réfléchir une seconde pour comprendre que ce monde
n'est pas fait pour des créatures comme nous. La pensée éclose et
développée par un miracle nerveux des cellules de notre tête, toute
impuissante, ignorante et confuse qu'elle est et qu'elle demeurera
toujours, fait de nous tous, les intellectuels, d'éternels et misérables
exilés sur cette terre.
Contemple-la, cette terre, telle que Dieu l'a donnée à ceux qui l'habitent.
N'est-elle pas visiblement et uniquement disposée, plantée et boisée
pour des animaux. Qu'y a-t-il pour nous? Rien. Et pour eux, tout: les
cavernes, les arbres, les feuillages, les sources, le gîte, la nourriture et la
boisson. Aussi les gens difficiles comme moi n'arrivent-ils jamais à s'y
trouver bien. Ceux-là seuls qui se rapprochent de la brute sont contents
et satisfaits. Mais les autres, les poètes, les délicats, les rêveurs, les
chercheurs, les inquiets. Ah! les pauvres gens!
Je mange des choux et des carottes, sacrebleu, des oignons, des navets
et des radis, parce que nous avons été contraints de nous y accoutumer,
même d'y prendre goût, et parce qu'il ne pousse pas autre chose, mais
c'est là une nourriture de lapins et de chèvres, comme l'herbe et le trèfle
sont des nourritures de cheval et de vache. Quand je regarde les épis
d'un champ de blé mur, je ne doute pas que cela n'ait germé dans le sol

pour des becs de moineaux ou d'alouettes, mais non point pour ma
bouche. En mastiquant du pain, je vole donc les oiseaux, comme je
vole la belette et le renard en mangeant des poules. La caille, le pigeon
et la perdrix ne sont-ils pas les proies naturelles de l'épervier; le mouton,
le chevreuil et le boeuf, celles des grands carnassiers, plutôt que des
viandes engraissées pour nous être servies rôties avec des truffes qui
auraient été déterrées spécialement pour nous, par les cochons.
Mais, mon cher, les animaux n'ont rien à faire pour vivre ici-bas. Ils
sont chez eux, logés et nourris, ils n'ont qu'à brouter ou à chasser et à
s'entre-manger selon leurs instincts, car Dieu n'a jamais prévu la
douceur et les moeurs pacifiques; il n'a prévu que la mort des êtres
acharnés à se détruire et à se dévorer.
Quant à nous! Ah! ah! il nous en a fallu du travail, de l'effort, de la
patience, de l'invention, de l'imagination, de l'industrie, du talent et du
génie pour rendre à peu près logeable ce sol de racines et de pierres.
Mais songe à ce que nous avons fait, malgré la nature, contre la nature,
pour nous installer d'une façon médiocre, à peine propre, à peine
confortable, à peine élégante, pas digne de nous.
Et plus nous sommes civilisés, intelligents, raffinés, plus nous devons
vaincre et dompter l'instinct animal qui représente en nous la volonté de
Dieu.
Songe qu'il nous a fallu inventer la civilisation, toute la civilisation, qui
comprend tant de choses, tant, tant, de toutes sortes, depuis les
chaussettes jusqu'au téléphone. Songe à tout ce que tu vois tous les
jours, à tout ce qui nous sert de toutes les façons.
Pour adoucir notre sort de brutes, nous avons découvert et fabriqué de
tout, à commencer par des maisons, puis des nourritures exquises, des
sauces, des bonbons, des pâtisseries, des boissons, des liqueurs, des
étoffes, des vêtements, des parures, des lits, des sommiers, des voitures,
des chemins de fer, des machines innombrables; nous avons, de plus,
trouvé les sciences et les arts, l'écriture et les vers. Oui, nous avons créé
les arts, la poésie, la musique, la peinture. Tout l'idéal vient de nous, et
aussi toute la coquetterie de la vie, la toilette des femmes et le talent

des hommes qui ont fini par un peu parer à nos yeux, par rendre moins
nue, moins monotone et moins dure l'existence de simples
reproducteurs pour laquelle la divine Providence nous avait uniquement
animés.
Regarde ce théâtre. N'y a-t-il pas là-dedans un monde humain créé par
nous, imprévu par les Destins éternels, ignoré d'Eux, compréhensible
seulement par nos esprits, une distraction coquette, sensuelle,
intelligente, inventée uniquement pour et par la petite bête mécontente
et agitée que nous sommes.
Regarde cette femme, Mme de Mascaret. Dieu l'avait faite pour vivre
dans une grotte, nue, ou enveloppée de peaux de bêtes. N'est-elle pas
mieux ainsi? Mais, à ce propos, sait-on pourquoi et comment sa brute
de mari, ayant près de lui une compagne pareille et, surtout après avoir
été assez rustre pour la rendre sept fois mère, l'a lâchée tout à coup pour
courir les gueuses.
Grandin répondit.
--Eh! mon cher, c'est probablement là l'unique raison. Il a fini par
trouver que cela lui coûtait trop cher, de coucher toujours chez lui. Il est
arrivé, par économie domestique, aux mêmes principes que tu poses en
philosophe.
On frappait les trois coups pour le dernier acte. Les deux amis
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