Paris, l'an dernier, en avril, n'est-ce pas? Et vous avez 
écrit à la craie votre nom sur un mur de la rue de Bretagne. Je me 
souviens de l'avoir lu, un jour que, sur l'impériale d'un omnibus, je me 
rendais à la Bastille. 
Il dit que c'était vrai, et je continuai: 
--On vous attribue souvent le nom d'Ahasvérus? 
--Mon Dieu, ces noms m'appartiennent et bien d'autres encore! La 
complainte que l'on chanta après ma visite à Bruxelles me nomme Isaac 
Laquedem, d'après Philippe Mouskes, qui, en 1243, mit en rimes 
flamandes mon histoire. Le chroniqueur anglais Mathieu de Paris, qui 
la tenait du patriarche arménien, l'avait déjà racontée. Depuis, les 
poètes et les chroniqueurs ont souvent rapporté mes passages, sous le 
nom d'Ahasver, Ahasvérus ou Ahasvère, dans telles ou telles villes. Les 
Italiens me nomment Buttadio--en latin Buttadeus;--les Bretons, 
Boudedeo; les Espagnols, Juan Espéra-en-Dios. Je préfère le nom 
d'Isaac Laquedem, sous lequel on m'a vu souvent en Hollande. Des
auteurs prétendent que j'étais portier chez Ponce-Pilate, et que mon 
nom était Karthaphilos. D'autres ne voient en moi qu'un savetier, et la 
ville de Berne s'honore de conserver une paire de bottes qu'on prétend 
faites par moi et que j'y aurais laissées après mon passage. Mais je ne 
dirai rien sur mon identité, sinon que Jésus m'ordonna de marcher 
jusqu'à son retour. Je n'ai pas lu les oeuvres que j'ai inspirées, mais j'en 
connais le nom des auteurs. Ce sont: Goethe, Schubart, Schlegel, 
Schreiber, von Schenck, Pfizer, W. Müller, Lenau, Zedlitz, Mosens, 
Kohler, Klingemann, Levin, Schüking, Andersen, Heller, Herrig, 
Hamerling, Robert Giseke, Carmen Sylva, Hellig, Neubaur, Paulus 
Cassel, Edgard Quinet, Eugène Suë, Gaston Paris, Jean Richepin, Jules 
Jouy, l'Anglais Conway, les Pragois Max Haushofer et Suchomel. Il est 
juste d'ajouter que tous ces auteurs se sont aidés du petit livre de 
colportage qui, paru à Leyde en 1602, fut aussitôt traduit en latin, 
français et hollandais, et fut rajeuni et augmenté par Simrock dans ses 
livres populaires allemands. Mais regardez! Voici le Ring ou Place de 
Grève. Cette église contient la tombe de l'astronome Tycho-Brahé; Jean 
Huss y prêcha, et ses murailles gardent les marques des boulets des 
guerres de Trente Ans et de Sept Ans. 
Nous nous tûmes, visitâmes l'église, puis allâmes entendre tinter l'heure 
à l'horloge de l'Hôtel de Ville. La Mort, tirant la corde, sonnait en 
hochant la tête. D'autres statuettes remuaient, tandis que le coq battait 
des ailes et que, devant une fenêtre ouverte, les Douze Apôtres 
passaient en jetant un coup d'oeil impassible sur la rue. Après avoir 
visité la désolante prison appelée Schbinska, nous traversâmes le 
quartier juif aux étalages de vieux habits, de ferrailles et d'autres choses 
sans nom. Des bouchers dépeçaient des veaux. Des femmes bottées se 
hâtaient. Des juifs en deuil passaient, reconnaissables à leurs habits 
déchirés. Les enfants s'apostrophaient en tchèque ou en jargon 
hébraïque. Nous visitâmes, tête couverte, l'antique synagogue, où les 
femmes n'entrent point pendant les cérémonies, mais regardent par une 
lucarne. Cette synagogue a l'air d'une tombe, où dort voilé le vieux 
rouleau de parchemin qui est une admirable thora. Ensuite, Laquedem 
lut à l'horloge de l'Hôtel de Ville juif qu'il était trois heures. Cette 
horloge porte des chiffres hébreux et ses aiguilles marchent à rebours. 
Nous passâmes la Moldau sur la Carlsbrücke, pont d'où saint Jean
Népomucène, martyr du secret de la Confession, fut jeté dans la rivière. 
De ce pont orné de statues pieuses, on a le spectacle magnifique de la 
Moldau et de toute la ville de Prague avec ses églises et ses couvents. 
En face de nous se dressait la colline du Hradschin. Pendant que nous 
montions entre les palais, nous parlâmes. 
--Je croyais, dis-je, que vous n'existiez pas. Votre légende, me 
semblait-il, symbolisait votre race errante... J'aime les Juifs, monsieur. 
Ils s'agitent agréablement et il en est de malheureux... Ainsi, c'est vrai, 
Jésus vous chassa? 
--C'est vrai, mais ne parlons pas de cela. Je suis accoutumé à ma vie 
sans fin et sans repos. Car je ne dors pas. Je marche sans cesse, et 
marcherai encore pendant que se manifesteront les Quinze Signes du 
Jugement Dernier. Mais je ne parcours pas un chemin de la croix, mes 
routes sont heureuses. Témoin immortel et unique de la présence du 
Christ sur la terre, j'atteste aux hommes la réalité du drame divin et 
rédempteur qui se dénoua sur le Golgotha. Quelle gloire! Quelle joie! 
Mais je suis aussi depuis dix-neuf siècles le spectateur de l'Humanité, 
qui me procure de merveilleux divertissements. Mon péché, monsieur, 
fut un péché de génie, et il y a bien longtemps que j'ai cessé de m'en 
repentir. 
Il se tut. Nous visitâmes le château royal du Hradschin, aux salles 
majestueuses et désolées, puis la cathédrale, où sont les tombes royales 
et la châsse d'argent de saint Népomucène. Dans la chapelle où l'on 
couronnait    
    
		
	
	
	Continue reading on your phone by scaning this QR Code
 
	 	
	
	
	    Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the 
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.
	    
	    
