qu'il ferait jour et de 
dîner ensuite dans une auberge bohémienne. Selon ma coutume, je me
renseignai auprès d'un passant. Il se trouva que celui-ci reconnut aussi 
mon accent et me répondit en français: 
--Je suis étranger comme vous, mais je connais assez Prague et ses 
beautés pour vous inviter à m'accompagner à travers la ville. 
Je regardai l'homme. Il me parut sexagénaire, mais encore vert. Son 
vêtement apparent se composait d'un long manteau marron au col de 
loutre, d'un pantalon de drap noir assez étroit pour mouler un mollet 
qu'on devinait très musclé. Il était coiffé d'un large chapeau de feutre 
noir, comme en portent souvent les professeurs allemands. Son front 
était entouré d'une bandelette de soie noire. Ses chaussures de cuir mou, 
sans talons, étouffaient le bruit de ses pas égaux et lents comme ceux 
de quelqu'un qui, ayant un long chemin à parcourir, ne veut pas être 
fatigué en arrivant au but. Nous allions sans parler. Je détaillai le profil 
de mon compagnon. Le visage disparaissait presque dans la masse de la 
barbe, des moustaches, et des cheveux démesurément longs mais 
soigneusement peignés, d'une blancheur d'hermine. On voyait pourtant 
les lèvres épaisses et violettes. Le nez proéminant, poilu et courbe. Près 
d'un urinoir, l'inconnu s'arrêta et me dit: 
--Pardon, monsieur. 
Je le suivis. Je vis que son pantalon était à pont. Dès que nous fûmes 
sortis: 
--Regardez ces anciennes maisons, dit-il; elles conservent les signes qui 
les distinguaient avant qu'on ne les eût numérotées. Voici la maison à la 
Vierge, celle-là est à l'Aigle, et voilà la maison au Chevalier. 
Au-dessus du portail de cette dernière une date était gravée. 
Le vieillard la lut à haute voix: 
--1721. Où étais-je donc?... Le 21 juin 1721 j'arrivai aux portes de 
Munich. 
Je l'écoutais, effrayé, et pensant avoir affaire à un fou. Il me regarda et
sourit, découvrant des gencives édentées. Il continua: 
J'arrivai aux portes de Munich. Mais il paraît que ma figure ne plut pas 
aux soldats du poste, car ils m'interrogèrent de façon fort indiscrète. 
Mes réponses ne les satisfaisant pas, ils me garrottèrent et me menèrent 
devant les inquisiteurs. Bien que ma conscience fût nette, je n'étais pas 
fort rassuré. En chemin, la vue du saint Onuphre, peint sur la maison 
qui porte actuellement le numéro 17 de la Marienplatz, m'assura que je 
vivrais au moins jusqu'au lendemain. Car cette image a la propriété 
d'accorder un jour de vie à qui la regarde. Il est vrai que, pour moi, 
cette vue n'avait que peu d'utilité; je possède l'ironique certitude de 
survivre. Les juges me remirent en liberté, et, durant huit jours, je me 
promenai dans Munich. 
--Vous étiez bien jeune alors, articulai-je pour dire quelque chose; bien 
jeune! 
Il répondit sur un ton d'indifférence: 
--Plus jeune de près de deux siècles. Mais, sauf le costume, j'avais le 
même aspect qu'aujourd'hui. Ce n'était d'ailleurs pas ma première visite 
à Munich. J'y étais venu en 1334, et je me souviens toujours de deux 
cortèges que j'y rencontrai. Le premier était composé d'archers 
promenant une ribaude, qui faisait vaillamment tête aux huées 
populaires et portait royalement sa couronne de paille, diadème 
infamant au sommet duquel tintinnabulait une clochette; deux longues 
tresses de paille descendaient jusqu'aux jarrets de la belle fille. Ses 
mains enchaînées étaient croisées sur son ventre qui avançait 
vénérieusement, selon la mode d'une époque où la beauté des femmes 
consistait à paraître enceintes. C'est d'ailleurs leur seule beauté. Le 
second cortège était celui d'un juif qu'on menait pendre. Avec la foule 
hurlante et saoule de bière, je marchai jusqu'aux potences. Le juif avait 
la tête prise dans un masque de fer peint en rouge. Ce masque 
dissimulait une figure diabolique, dont les oreilles avaient, à vrai dire, 
la forme des cornets qui sont les oreilles d'âne dont on coiffe les 
méchants enfants. Le nez s'allongeait en pointe, et, pesant, forçait le 
malheureux à marcher courbé. Une langue immense, plate, étroite et 
roulée complétait ce jouet incommode. Nulle femme n'avait pitié du
juif. Aucune n'eut l'idée d'essuyer sa face suante sous le 
masque,--comme cette inconnue qui essuya le visage de Jésus avec le 
linge appelé Sainte-Véronique. Ayant remarqué qu'un valet du cortège 
menait deux gros chiens en laisse, la plèbe exigea qu'on les pendît aux 
côtés du juif. Je trouvai que c'était un double sacrilège, au point de vue 
de la religion de ces gens-là, qui firent du juif une sorte de Christ 
navrant, et au point de vue de l'humanité, car je déteste les animaux, 
monsieur, et ne supporte pas qu'on les traite en hommes! 
--Vous êtes israélite, n'est-ce pas? dis-je simplement. 
Il répondit: 
--Je suis le Juif Errant. Vous l'aviez sans doute déjà deviné. Je suis 
l'Éternel Juif--c'est ainsi que m'appellent les Allemands. Je suis Isaac 
Laquedem. 
Je lui donnai ma carte en lui disant: 
--Vous étiez à    
    
		
	
	
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