Les vaines tendresses | Page 9

Sully Prudhomme
du genre humain!
Et moi qui fuis même la gêne
Des pactes librement conclus,
Moi
qui ne suis roseau ni chêne,
Ni souple, ni viril non plus,
Je m'en irais finir ma vie
Au milieu des mers, sous l'azur,
Dans une
île, une île assoupie
Dont le sol serait vierge et sûr,
Ile qui n'aurait pas encore
Senti l'ancre des noirs vaisseaux,
Dont
n'approcheraient que l'aurore,
Le nuage et le pli des eaux.
Dans cette oasis embaumée,
Loin des froides lois en vigueur,
Viens,
dirais-je à la bien-aimée,
Appuyer ton coeur sur mon coeur;
Des lianes feront guirlandes
Entre les palmiers sur nos fronts,
Et tu
verras des fleurs si grandes
Qu'ensemble nous y dormirons.
[Illustration]
[Illustration]
LE RIRE.
Les bêtes, qui n'ont point de sublimes soucis,
Marchent, dès leur
naissance, en fronçant les sourcils,
Et ce rigide pli, jusqu'à la dernière
heure,
Signe mystérieux de sagesse, y demeure:
Les énormes lions
qui rôdent à grands pas,
Libres et tout-puissants, ne se dérident pas;

Les aigles, fils de l'air et de l'azur sont graves;
Et les hommes, qui
vont saignant de mille entraves,
Enchaînés au plaisir, enchaînés au
devoir,
Sous la loi de chercher et ne jamais savoir,
De ne rien
posséder sans acheter et vendre,
De ne pouvoir se fuir ni ne pouvoir
s'entendre,
D'appréhender la mort et de gratter leur champ,
Les
hommes ont un rire imbécile et méchant!
Certes le rire est beau comme la joie est belle,
Quand il est innocent
et radieux comme elle!
Vous, les petits enfants, pleins de naïf désir,

Qui des mains écartez vos langes pour saisir
Les brillantes couleurs,
ces mensonges des choses,
Vous pouvez, au-devant des drapeaux et
des roses,
Vous pour qui tout cela n'est que du rouge encor,
Pousser
vos rires frais qui font un bruit d'essor!
Vous, pouviez rire aussi,
même en un siècle pire,
Vous, nos rudes aïeux qui ne saviez pas lire,

Et ne pouviez connaître, au bout de l'univers,
Tous les forfaits commis et tous les maux soufferts;
Quand avait fui
la peste avec les hommes d'armes,
C'était pour vous la fin de l'horreur
et des larmes,
Et peut-être, oublieux de ces fléaux lointains,
Vous
aviez des soirs gais et d'allègres matins.
Mais nous, du monde entier
la plainte nous harcèle:
Nous souffrons chaque jour la peine
universelle,
Car sur toute la terre un messager subtil
Relie à tous les
maux tous les coeurs par un fil:
Ah! l'oubli maintenant ne nous est
plus possible!
Se peut-on faire une âme à ce point insensible

D'apprendre, sans frémir, de partout à la fois,
Tous les coups du
malheur et tous les viols des lois:
Les maîtres plus hardis, les âmes plus serviles.
L'atrocité sans nom
des tourmentes civiles,
Et les pactes sans foi, la guerre, les blessés

Râlant cette nuit même au revers des fossés,
L'honneur, le droit trahis
par la volonté molle,
Et Christ, épouvanté des fruits de sa parole,

Un diadème en tête et le glaive à la main,
Ne sachant plus s'il sauve
ou perd le genre humain!
N'est-ce pas merveilleux qu'on puisse rire
encore!

Mais nous sommes ainsi; tel un vase sonore
Au moindre choc du
doigt se réveille et frémit,
Tandis qu'il tremble à peine et vaguement
gémit
Du tonnerre éloigné qui roule dans la nue,
Telle, au moindre
soupir dont l'oreille est émue
Nous sentons la pitié dans nos coeurs
tressaillir,
Et pour les cris lointains lâchement défaillir;
Trop
pauvres pour donner des pleurs à tous les hommes,
Nous ne
plaignons que ceux qui souffrent où nous sommes.
Quand nos foyers sont doux et sûrs, nous oublions
Malgré nous, près
du feu, les grelottants haillons,
Et le bruit des canons, le fauve éclair
des lames,
Dans les yeux des enfants et dans la voix des femmes;

Ou, nous-mêmes sujets au sort des malheureux,
Nous tournons nos
regards sur nous plus que sur eux.
Ah! si nos coeurs bornés que distrait ou resserre
Leur félicité même
ou leur propre misère,
A tant de maux si grands ne se peuvent ouvrir,

Qu'ils aient honte du moins de n'en pas plus souffrir!
[Illustration]
[Illustration]
LE VASE ET L'OISEAU
Tout seul au plus profond d'un bois,
Dans un fouillis de ronce et
d'herbe,
Se dresse, oublié, mais superbe,
Un grand vase du temps
des rois.
Beau de matière et pur de ligne,
Il a pour anse deux béliers
Qu'un
troupeau d'amours familiers
Enlace d'une souple vigne.
A ses bords autrefois tout blancs
La mousse noire append son givre;

Une lèpre aux couleurs de cuivre
Étoile et dévore ses flancs.
Son poids a fait pencher sa base
Où gît un amas de débris,
Car il a
ses angles meurtris,
Mais il tient bon l'orgueilleux vase.

Il songe: «Autour de moi tout dort,
Que fait le monde? Je m'ennuie,

Mon cratère est plein d'eau de pluie,
D'ombre, de rouille, et de bois
mort.
Où donc aujourd'hui se promène
Le flot soyeux des courtisans?
Je
n'ai pas vu figure humaine
A mon pied depuis bien des ans.»
Pendant qu'il regrette sa gloire,
Perdu dans cet exil obscur,
Un
oiseau par un trou d'azur
S'abat sur ses lèvres pour boire.
«Holà! manant du ciel, dis-moi,
Toi devant qui l'horizon s'ouvre,

Sais-tu ce qui se passe au Louvre?
Je n'entends plus parler du roi.
--Ah! tu prends à l'heure où nous sommes,
Dit l'autre, un bien tardif
souci!
Rien n'est donc venu jusqu'ici
Des branle-bas qu'ont faits les
hommes?
--Parfois un
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