fléchir le 
voisinage de Sylvère. Elle est grande et mince comme elle, avec je ne 
sais quoi d'un peu viril dans la souplesse qui distingue l'Américaine de 
choix, celle qui se marie en Europe. La trentaine lui est encore 
étrangère. Elle a des yeux bleu foncé, et doit s'ennuyer avec violence, 
dès qu'elle ne s'amuse plus violemment. Elle a une robe où il y a de l'or 
dans la trame, et qui évoque, selon l'humeur dont on est, les pompes 
catholiques, Venise, ou les hommes-serpents des music-halls. 
Sylvère est vêtue de linon bleuâtre et de guipures. Dans le demi-jour,
elle ressemble à ces belles fleurs pâlissantes de l'hortensia ou du 
magnolier, qui semblent, au bord de la nuit, absorber ce qui reste de 
lumière autour d'elles. 
--Il paraît, Madame, demande Mariolles à sa voisine, que vous ne 
dansez plus? 
--C'est Cristobal qui vous l'a dit? mais c'est vrai, au moins. Voilà plus 
d'un mois, depuis que mon flirt est parti, et puis mon frère Lord. 
--Il était donc en France? Vous savez que je ne l'ai jamais rencontré. 
--Il doit revenir bientôt. Il a découvert que ça n'était pas gentlemanlike 
de gagner de l'argent. C'est ridicule pour un Américain; ne pensez-vous 
pas ainsi? Nous sommes faits pour gagner de l'argent, les Yankees. 
--M. de San Buscar ne danse donc pas? demande Sylvère avec 
innocence. 
--Oh! por Dios, si, comme tout le monde. Mais Imogène ne veut plus, 
ensemble, depuis qu'elle s'est mariée avec moi. 
--C'est ridicule de danser avec son mari, n'est-ce pas? C'est comme si 
on flirtait avec lui. Dans tous les plaisirs il faut un peu de mystère. Mais, 
si vous voulez, monsieur de Mariolles, nous ferons un boston après. 
Mme Sylvère ne sera pas jalouse d'une vieille femme. 
--Je ne suis pas jalouse, fait Sylvère un peu froidement. Mais je ne 
bostonne pas assez bien pour inviter votre mari. 
--Oh! s'écrie San Buscar, nous vous donnerons dix minutes de leçon 
demain, Imogène et moi. Elle a un petit salon, avec un piano. 
--Ça n'est pas un piano, Cristobal. C'est une chose sans nom, une 
chose... 
--Mais je le connais, le piano, s'écrie Mariolles imprudemment. C'est au 
no. 9, n'est-ce pas. Il doit y avoir toujours une presse à citron dans la 
chambre d'harmonie.
--Comment le savez-vous? demande Sylvère d'une voix nette. 
--C'est... c'est l'auteur lui-même qui me l'a raconté. Vous le connaissez, 
San Buscar: c'est Pablo Durand. Qu'est-ce qu'il devient, Pablo? Vous 
savez qu'il y a un an que je n'ai paru ici. 
--Il est mort. 
--Non. 
--Vous savez qu'il était alcoolique. Alors on l'a guéri très bien, dans un 
hospice qu'il y a pour ça en Allemagne. Et tout de suite après il est 
devenu fou. En trois mois il est mort. 
--Quelle jolie chose, la science, murmure Mariolles. 
Mais Sylvère ne paraît point de cet avis; sa lèvre de dessous pointe, 
comme chez les enfants qui ont du chagrin. 
--La famille aurait dû faire un procès au médecin allemand, remarque 
Mme de San Buscar. 
Il y a un silence, pendant lequel on entend s'escrimer un monsieur, avec 
une espèce de fusil à fusées, au bout de la terrasse, contre une cible 
invisible. Si par impossible on faisait mouche, il se passerait sans doute 
quelque chose de monstrueux, on ne sait pas quoi au juste. Ça 
allumerait un soleil, ou bien ça renverserait le ministère. 
--Est-ce que vous avez jamais vu réussir, San Buscar? 
--Oui, une fois; un monsieur qu'on ne connaissait pas, personne, et qui 
a été trouvé mort le lendemain, dans son lit. 
--C'est l'administration du Cercle qui se sera vengée. A propos, vous ne 
m'avez pas dit grand'chose de la partie. Du gros monde? 
--Vous ne comptez pas jouer, Tony? demande Sylvère. 
--Non. Sylvère, non. Quand même on me permettrait de faire la
poussette. 
--C'est que cela me ferait du chagrin. 
--Je vous le jure. 
--Encore, si on laissait entrer les dames, remarque Imogène. 
--Il y a eu, repend San Buscar, très belle partie, pendant quinze jours, 
avec deux tables à banque ouverte: la consolation des pontes debout. 
Ce pauvre Glaphyro avait commencé par faire une trouée. Il a même 
taillé; et puis, comme toujours, il a fini par s'en retourner avec les 
anges. 
--Ça lui va si bien. 
Cependant on apporte le café et les cigares. Le café est exécrable. 
--Ce qu'il y a eu de plus amusant, continue Cristobal, c'est un nouveau 
commissaire des jeux qui s'était mis dans la tête de faire du nettoyage. 
Voyez massacre. Un tas de figures amies, elles disparaissaient, 
disparaissaient; et avec elles l'Industrie, mère des Arts; et toute la gaieté. 
Il se passa des choses monstrueuses, je vous dis. Un louis que j'avais 
laissé tomber, qui resta là plus d'une heure; et, pour comble, le garçon 
de salle me le rapporta. «Imbécile, comme je lui ai expliqué, il    
    
		
	
	
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