Les opinions de M. Jérôme Coignard

Anatole France
opinions de M. Jérôme Coignard,
by Anatole France

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Title: Les opinions de M. Jérôme Coignard Recueillies par Jacques
Tournebroche
Author: Anatole France
Release Date: September 10, 2006 [EBook #19233]
Language: French
Character set encoding: ISO-8859-1
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OPINIONS DE M. JÉRÔME COIGNARD ***

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ANATOLE FRANCE

LES OPINIONS DE M. JÉRÔME COIGNARD RECUEILLIES PAR
JACQUES TOURNEBROCHE

L'ABBÉ JÉRÔME COIGNARD
A Octave Mirbeau.
Je n'ai pas besoin de retracer ici la vie de M. l'abbé Jérôme Coignard,
professeur d'éloquence au collège de Beauvais, bibliothécaire de M. de
Séez, Sagiensis episcopi bibliothecarius solertissimus, comme le porte
son épitaphe, plus tard secrétaire au charnier Saint-Innocent, puis enfin
conservateur de cette Astaracienne, la reine des bibliothèques, dont la
perte est à jamais déplorable. Il périt assassiné, sur la route de Lyon,
par un juif cabbaliste du nom de Mosaïde (Judæa manu nefandissima),
laissant plusieurs ouvrages interrompus et le souvenir de beaux
entretiens familiers. Toutes les circonstances de son existence
singulière et de sa fin tragique ont été rapportées par son disciple,
Jacques Ménétrier, surnommé Tournebroche parce qu'il était fils d'un
rôtisseur de la rue Saint-Jacques. Ce Tournebroche professait pour celui
qu'il avait l'habitude de nommer son bon maître une admiration vive et
tendre. «C'est, disait-il, le plus gentil esprit qui ait jamais fleuri sur la
terre.» Il rédigea avec modestie et fidélité les mémoires de M. l'abbé
Coignard, qui revit dans cet ouvrage comme Socrate dans les
Mémorables de Xénophon.
Attentif, exact et bienveillant, il fit un portrait plein de vie et tout
empreint d'une amoureuse fidélité. C'est un ouvrage qui fait songer à
ces portraits d'Érasme, peints par Holbein, qu'on voit au Louvre, au
musée de Bâle et à Hampton-Court, et dont on ne se lasse point de
goûter la finesse. Bref, il nous laissa un chef-d'oeuvre.
On sera surpris, sans doute, qu'il n'ait pas pris soin de le faire imprimer.
Pourtant il pouvait l'éditer lui-même, étant devenu libraire, rue
Saint-Jacques, à l'Image Sainte-Catherine, où il succéda à M. Blaizot.
Peut-être, vivant dans les livres, craignit-il d'ajouter seulement quelques
feuillets à cet amas horrible de papier noirci qui moisit obscurément

chez les bouquinistes. Nous partageons ses dégoûts en passant sur les
quais devant la boîte à deux sous où le soleil et la pluie dévorent
lentement des pages écrites pour l'immortalité. Comme ces têtes de
mort assez touchantes, que Bossuet envoyait à l'abbé de la Trappe pour
le divertissement d'un solitaire, ce sont là des sujets de réflexions
propres à faire concevoir à un homme de lettres la vanité d'écrire. J'ose
dire que, pour ma part, entre le Pont-Royal et le Pont-Neuf, j'ai éprouvé
cette vanité tout entière. Je serais tenté de croire que l'élève de M.
l'abbé Coignard ne fit point imprimer son ouvrage parce que, formé par
un si bon maître, il jugeait sainement de la gloire littéraire, et l'estimait
à sa valeur, c'est-à-dire autant comme rien. Il la savait incertaine,
capricieuse, sujette à toutes les vicissitudes et dépendant de
circonstances en elles-mêmes petites et misérables. Voyant ses
contemporains ignorants, injurieux et médiocres, il n'y trouvait point de
raison d'espérer que leur postérité devînt tout à coup savante, équitable
et sûre. Il augurait seulement que l'avenir, étranger à nos querelles,
nous accorderait son indifférence à défaut de justice. Nous sommes
presque assurés que, grands et petits, elle nous réunira dans l'oubli et
répandra sur nous tous l'égalité paisible du silence. Mais, si cette
espérance nous trompait par grand hasard, si la race future gardait
quelque mémoire de notre nom ou de nos écrits, nous pouvons prévoir
qu'elle ne goûterait notre pensée que par ce travail ingénieux de faux
sens et de contresens qui seul perpétue les ouvrages du génie à travers
les âges. La longue durée des chefs-d'oeuvre est assurée au prix
d'aventures intellectuelles tout à fait pitoyables, dans lesquelles le
coq-à-l'âne des cuistres prête la main aux calembours ingénus des âmes
artistes. Je ne crains pas de dire qu'à l'heure qu'il est, nous n'entendons
pas un seul vers de l'Iliade ou de la Divine Comédie dans le sens qui y
était attaché primitivement. Vivre c'est se transformer, et la vie
posthume de nos pensées écrites n'est pas affranchie de cette loi: elles
ne continueront d'exister qu'à la condition de devenir de plus en plus
différentes de ce qu'elles
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