Les opinions de M. Jérôme Coignard | Page 2

Anatole France
étaient en sortant de notre âme. Ce qu'on
admirera de nous dans l'avenir nous deviendra tout à fait étranger.
Il est probable que Jacques Tournebroche, dont on connaît la simplicité,
ne se posait pas toutes ces questions au sujet du petit livre sorti de sa
main. Ce serait lui faire injure que de penser qu'il avait de lui-même

une opinion exagérée.
Je crois le connaître. J'ai médité son livre. Tout ce qu'il dit et tout ce
qu'il fait trahit l'exquise modestie de son âme. Si pourtant il n'était pas
sans savoir qu'il avait du talent, il savait aussi que c'est ce qui se
pardonne le moins; on passe aisément aux gens en vue la bassesse de
l'âme et la perfidie du coeur; on souffre volontiers qu'ils soient lâches
ou méchants, et leur fortune même ne leur fait pas trop d'envieux si l'on
voit qu'elle est imméritée. Les médiocres sont tout de suite soulevés et
portés par les médiocrités environnantes qui s'honorent en eux. La
gloire d'un homme ordinaire n'offense personne. Elle est plutôt une
secrète flatterie au vulgaire; mais il y a dans le talent une insolence qui
s'expie par les haines sourdes et les calomnies profondes. Si Jacques
Tournebroche renonça sciemment au pénible honneur d'irriter par un
éloquent écrit la foule des sots et des méchants, on ne peut qu'admirer
son bon sens et le tenir pour le digne élève d'un maître qui connaissait
les hommes. Quoi qu'il en soit, le manuscrit de Jacques Tournebroche,
resté inédit, fut perdu pendant plus d'un siècle. J'ai eu l'extraordinaire
bonheur de le retrouver chez un brocanteur du boulevard Montparnasse
qui étale derrière les carreaux salis de son échoppe des croix du Lis, des
médailles de Sainte-Hélène et des décorations de Juillet, sans se douter
qu'il donne ainsi aux générations une mélancolique leçon d'apaisement.
Ce manuscrit à été publié par mes soins en 1893, sous ce titre: La
Rôtisserie de la Reine Pédauque (1 vol. in-18 Jésus). J'y renvoie le
lecteur, qui y trouvera plus de nouveautés qu'on n'en cherche
d'ordinaire dans un vieux livre. Mais ce n'est pas de cet ouvrage qu'il
s'agit ici.
Jacques Tournebroche ne se contenta pas de faire connaître les actions
et les maximes de son maître dans un récit suivi. Il prit soin encore de
recueillir plusieurs discours et entretiens de M. l'abbé Coignard qui
n'avaient point trouvé place dans les mémoires (c'est le vrai nom qu'il
convient de donner à la Rôtisserie de la Reine Pédauque), et il en
forma un petit cahier qui m'est tombé entre les mains avec ses autres
papiers.
C'est ce cahier que je fais imprimer aujourd'hui sous ce titre: les

Opinions de M. Jérôme Coignard. Le bon et gracieux accueil fait par le
public au précédent ouvrage de Jacques Tournebroche m'encourage à
donner tout de suite ces dialogues dans lesquels l'ancien bibliothécaire
de M. de Séez se retrouve avec son indulgente sagesse et cette sorte de
scepticisme généreux où tendent ses considérations sur l'homme, si
mêlées de mépris et de bienveillance. Je ne saurais prendre la
responsabilité des idées exprimées par ce philosophe sur divers sujets
de politique et de morale; mes devoirs d'éditeur m'engagent seulement à
présenter la pensée de mon auteur sous le jour le plus favorable. Sa
libre intelligence foulait aux pieds les croyances vulgaires et ne se
rangeait point sans examen à la commune opinion, hors en ce qui
touche la foi catholique, dans laquelle il fut inébranlable. Pour tout le
reste, il ne craignait point de tenir tête à son siècle. Or, cela seul le rend
digne d'estime. Nous devons de la reconnaissance aux esprits qui ont
combattu les préjugés. Mais il est plus aisé de les louer que de les
imiter. Les préjugés se défont et se reforment sans cesse, avec
l'éternelle mobilité des nuées. Il est dans leur nature d'être augustes
avant de paraître odieux, et les hommes sont rares qui n'ont point la
superstition de leur temps et qui regardent en face ce que le vulgaire
n'ose voir. M. l'abbé Coignard fut un homme libre dans une condition
humble, et c'est assez, je crois, pour qu'on le mette bien au-dessus d'un
Bossuet, et de tous ces grands personnages qui brillent à leur rang dans
la pompe traditionnelle des coutumes et des croyances.
Mais s'il faut estimer que M. l'abbé Coignard vécut libre, affranchi des
communes erreurs et que les spectres de nos passions et de nos craintes
n'eurent point d'empire sur lui, on doit reconnaître encore que cet esprit
excellent eut des vues originales sur la nature et sur la société, et que,
pour étonner et ravir les hommes par une vaste et belle construction
mentale, il lui manqua seulement l'adresse ou la volonté de jeter à
profusion les sophismes comme un ciment dans l'intervalle des vérités.
C'est de cette manière seulement qu'on édifie les
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