Les misères de Londres | Page 8

Pierre Alexis de Ponson du Terrail
rattraperai!...
La chaloupe avait allumé son fanal de poupe; elle manoeuvrait en

arrière et redescendait maintenant vers le pont.
Soudain les rayons du fanal percèrent les ténèbres qui régnaient sous
l'arche, et John jeta un cri.
Il avait aperçu Shoking debout dans une barque.
--Ah! je te tiens! s'écria-t-il.
Et, en deux brassées, il eut atteint le bateau et se cramponna au
bordage.
Mais Shoking avait saisi un aviron qui se trouvait au fond de la barque
et comme le rough se soulevait hors de l'eau, il jeta un cri terrible.
Shoking lui avait appliqué sur la tête un vigoureux coup d'aviron, et le
flot noir de la Tamise s'était refermé aussitôt sur John le rough...
La chaloupe arrivait en ce moment.
Mais déjà Shoking avait disparu.
Il s'était rejeté à l'eau, et nageait vigoureusement vers le bord, que la
chaloupe était encore engagée au milieu des petites barques qui
gênaient de plus en plus la manoeuvre.
Shoking était sauvé!

VI
Shoking n'avait peur que d'un homme, le rough.
Or, le rough avait disparu sous l'eau, et il était probable que s'il n'était
pas mort du coup d'aviron, du moins il s'était noyé.
Dès lors, Shoking n'avait plus peur.
Car le rough seul pouvait affirmer avec quelque autorité que Wilmot et

Shoking ne faisaient qu'un, et, par conséquent, faire arrêter Shoking
comme complice de l'homme gris, que la police recherchait.
Quant aux hommes de la chaloupe, Shoking s'en moquait.
Bien avant qu'elle ne se fût débrouillée au milieu des petits bateaux,
Shoking avait touché le bord, et il s'était retrouvé dans les ténèbres.
La Tamise, nous l'avons dit, n'a pas de quais, et elle baigne le pied des
maisons.
Celle auprès de laquelle Shoking aborda était un magasin d'huile de foi
de morue, dont les portes, qui donnaient sur la rivière, demeuraient
ouvertes, une température humide et basse convenant à cette sorte de
marchandise.
Il n'y avait qu'un seul gardien dans ce magasin, où Shoking se glissa.
Mais ce gardien valait une patrouille entière.
C'était un de ces gros chiens de Terre-Neuve, chiches de voix, qui
dédaignent d'aboyer, mais sautent à la gorge d'un homme et l'étranglent
tout net.
Shoking entendit un sourd grognement, puis il vit luire dans l'obscurité
deux points lumineux.
Mais il était dit que cette nuit-là Shoking se tirerait à son honneur des
plus grands périls.
Il avait échappé au rough, il s'était sauvé des mains de ceux qui
faisaient la police de la Tamise; sa mémoire devait lui rendre clémente
la terrible mâchoire du chien.
Shoking était un enfant de la cité de Londres; il savait tout ou à peu
près; il avait mendié, couché, travaillé même, à peu près partout.
On l'avait employé dans les docks à porter des fardeaux, et sur les
navires à décharger des gueuses de lest.

Seulement, le plus beau temps de sa misère avait été aussi le plus bel
âge de sa paresse, et quand Shoking avait touché le salaire de trois jours
de travail, il avait huit jours de fainéantise sur la planche.
Or donc, le grognement et les deux points lumineux fixés sur lui firent
surgir dans sa mémoire, avec la spontanéité de l'éclair, un double
souvenir.
Il se rappela qu'au dock Sainte-Catherine, il avait travaillé pour le
compte d'un marchand d'huiles, M. Simpson, et que ce M. Simpson, qui
avait un magasin sur la Tamise, avait un chien du nom de Sultan.
Aussitôt, et comme les deux points lumineux s'agitaient dans l'espace,
semblables à des étoiles filantes, et que le terrible gardien s'élançait sur
lui, Shoking cria:
--Paix donc, Sultan!
Les deux points lumineux s'arrêtèrent et le grognement s'éteignit
aussitôt.
--Hé! mon petit Sultan, dit Shoking d'une voix caressante, tu ne
reconnais pas les amis?
Évidemment flatté de s'entendre appeler par son nom, le chien s'était
calmé subitement.
--Mon petit Sultan! répéta Shoking avec câlinerie.
Alors le chien s'approcha, non plus menaçant et la gueule ouverte, mais
en chien intelligent qui veut savoir à qui il a affaire.
Shoking étendit hardiment la main et se mit à caresser le terre-neuve.
Cependant celui-ci ne se fût pas laissé prendre peut-être à ces
amabilités, si Shoking n'eût été ruisselant de cette eau noire, limoneuse
et salée de la Tamise.
Or, la spécialité première d'un terre-neuve étant de sauver les gens qui

se noient, il était évident que la sympathie de Sultan était acquise à
Shoking, du moment où celui-ci sortait de l'eau.
Et comme si le chien eût su comprendre textuellement ses paroles,
Shoking lui dit encore:
--Je ne suis pas un voleur, mon bon Sultan, et tu n'as rien à craindre
pour ton huile, pouah! mais j'ai failli me noyer...
Le chien comprit-il? Nous n'oserions l'affirmer: mais il se frotta contre
Shoking avec un grognement d'amitié, et dès lors, Shoking fut chez lui.
A l'abri dans le magasin, sûr que,
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