Les Precieuses Ridicules | Page 4

Molière (Jean-Baptiste Poquelin)
et qu'ils n'ont point cet air qui donne d'abord bonne opinion des gens ? Venir en visite amoureuse avec une jambe toute unie, un chapeau désarmé de plumes, une tête irrégulière en cheveux, et un habit qui souffre une indigence de rubans ; mon Dieu, quels amants sont-ce là ! Quelle frugalité d'ajustements, et quelle sécheresse de conversation ! On n'y dure point, on n'y tient pas. J'ai remarqué encore que leurs rabats (7) ne sont pas de la bonne faiseuse, et qu'il s'en faut plus d'un grand demi-pied que leurs hauts-de-chausses ne soient assez larges.
- Gorgibus -
Je pense qu'elles sont folles toutes deux, et je ne puis rien comprendre à ce baragouin. Cathos, et vous, Madelon...
- Madelon -
Eh ! de grace, mon père, défaites-vous de ces noms étranges et nous appelez autrement.
- Gorgibus -
Comment, ces noms étranges ? Ne sont-ce pas vos noms de baptême ?
- Madelon -
Mon Dieu, que vous êtes vulgaire ! Pour moi, un de mes étonnements, c'est que vous ayez pu faire une fille si spirituelle que moi. A-t-on jamais parlé, dans le beau style, de Cathos ni de Madelon, et ne m'avouerez-vous pas que ce serait assez d'un de ces noms pour décrier le plus beau roman du monde ?
- Cathos -
Il est vrai, mon oncle, qu'une oreille un peu délicate patit furieusement à entendre prononcer ces mots-là ; et le nom de Polyxène que ma cousine a choisi, et celui d'Aminte que je me suis donné, ont une grace dont il faut que vous demeuriez d'accord.
- Gorgibus -
Ecoutez, il n'y a qu'un mot qui serve. Je n'entends point que vous ayez d'autres noms que ceux qui vous ont été donnés par vos parrains et marraines ; et pour ces messieurs dont il est question, je connais leurs familles et leurs biens, et je veux résolument que vous vous disposiez à les recevoir pour maris. Je me lasse de vous avoir sur les bras, et la garde de deux filles est une charge un peu trop pesante pour un homme de mon age.
- Cathos -
Pour moi, mon oncle, tout ce que je vous puis dire, c'est que je trouve le mariage une chose tout à fait choquante. Comment est-ce qu'on peut souffrir la pensée de coucher contre un homme vraiment nu ?
- Madelon -
Souffrez que nous prenions un peu haleine parmi le beau monde de Paris, où nous ne faisons que d'arriver. Laissez-nous faire à loisir le tissu de notre roman, et n'en pressez point tant la conclusion.
- Gorgibus -
(à part.)
Il n'en faut point douter, elles sont achevées.
(Haut.)
Encore un coup, je n'entends rien à toutes ces balivernes : je veux être ma?tre absolu : et pour trancher toutes sortes de discours, ou vous serez mariées toutes deux avant qu'il soit peu, ou, ma foi, vous serez religieuses ; j'en fais un bon serment.
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SCèNE VI. - Cathos, Madelon.
- Cathos -
Mon Dieu, ma chère, que ton père a la forme enfoncée dans la matière ! que son intelligence est épaisse, et qu'il fait sombre dans son ame !
- Madelon -
Que veux-tu, ma chère ? J'en suis en confusion pour lui. J'ai peine à me persuader que je puisse être véritablement sa fille, et je crois que quelque aventure un jour me viendra développer une naissance plus illustre.
- Cathos -
Je le croirais bien ; oui, il y a toutes les apparences du monde ; et, pour moi, quand je me regarde aussi...
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SCèNE VII. - Cathos, Madelon, Marotte.
- Marotte -
Voilà un laquais qui demande si vous êtes au logis, et dit que son ma?tre vous veut venir voir.
- Madelon -
Apprenez, sotte, à vous énoncer moins vulgairement. Dites : Voilà un nécessaire qui demande si vous êtes en commodité d'être visibles.
- Marotte -
Dame ! je n'entends point le latin : et je n'ai pas appris comme vous, la filophie dans le grand Cyre.
- Madelon -
L'impertinente ! Le moyen de souffrir cela ! Et qui est-il le ma?tre de ce laquais ?
- Marotte -
Il me l'a nommé le marquis de Mascarille.
- Madelon -
Ah ! ma chère, un marquis ! un marquis ! Oui, allez dire qu'on nous peut voir. C'est sans doute un bel esprit qui aura ou? parler de nous.
- Cathos -
Assurément, ma chère.
- Madelon -
Il faut le recevoir dans cette salle basse, plut?t qu'en notre chambre. Ajustons un peu nos cheveux au moins, et soutenons notre réputation. Vite, venez nous tendre ici dedans le conseiller des graces.
- Marotte -
Par ma foi ! je ne sais point quelle bête c'est là ; il faut parler chrétien (8), si vous voulez que je vous entende.
- Cathos -
Apportez-nous le miroir, ignorante que vous êtes, et gardez-vous bien d'en salir la glace par la communication de votre image.
(Elles sortent.)
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SCèNE VIII. - Mascarille, deux porteurs.
- Mascarille -
Holà ! porteurs, holà ! Là, là, là, là, là, là. Je pense que ces marauds-là ont
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