opinion de notre 
délicatesse. Il leur est fort égal qu'on révèle même leurs crimes. Mais il 
ne s'agit, ici, de rien de tel. Nous savons maintenant que Marceline fut 
crédule et faible un jour, et qu'elle en souffrit abominablement toute sa 
vie; voilà tout. Nous n'irons pas nous en prévaloir contre elle ni en 
prendre sujet de la mépriser. Mais, mieux avertis, nous lirons mieux ses 
Élégies, et, sachant quelle triste réalité y est pleurée et que ce ne sont 
point là souffrances en idée ni sanglots de rêve, «nous irons de 
confiance», si je puis dire, et nous compatirons avec plus de sécurité 
aux beaux désespoirs de notre Sapho bourgeoise. 
Donc Marceline Desbordes avait vingt-deux ans. Elle était comédienne 
et chanteuse au théâtre Feydeau; et c'est une profession qui met peu de 
garde-fous autour des jeunes personnes. Elle avait été sage jusque-là, 
mais aussi déjà très malheureuse, comme elle fut toute sa vie. Elle était 
follement sensible; elle avait un grand besoin d'être aimée,--et elle 
faisait des vers. Elle eut le malheur de tomber sur un homme 
«distingué.» Cela commença par un commerce de poésies et une amitié 
«littéraire.» Marceline se défendit un assez long temps. Elle était 
infiniment romanesque et dut faire beaucoup de cérémonies. Puis, un 
jour, elle céda. Son séducteur paraît l'avoir lâchée dès qu'il sut qu'elle 
allait être mère... 
Quel était cet inconnu? L'éditeur de la Correspondance intime, M. 
Benjamin Rivière, ne le dit pas, et l'ignore peut-être. Mais M. Auguste 
Lacaussade, dans l'édition elzévirienne des OEuvres de Marceline, 
semble en savoir plus long qu'il n'en dit.
«Parmi les habitués du théâtre Feydeau, que charmait sa tenue décente 
autant que son jeu naturel, ne s'est-il pas trouvé un homme du monde, 
un lettré, un rimeur versé dans l'art d'Ovide, lequel, frappé et peut-être 
ému des rares aptitudes poétiques de la jeune artiste, sut tout de suite 
les apprécier et offrir des conseils accueillis avec une gratitude 
ingénue?» 
Oui, c'était un «poète», au témoignage même de Marceline: 
J'ai lu ces vers charmants où son âme respire. 
Or, nous sommes en 1809. Mon Dieu, mon Dieu, si c'était 
Baour-Lormian, ou Esménard, ou Luce de Lancival? Ou bien, puisque 
M. Lacaussade nous parle d'un rimeur «versé dans l'art d'Ovide», n'y 
eut-il pas, à cette époque, un certain Saint-Ange qui traduisit en vers les 
Métamorphoses?... Mais non; Marceline écrit quelque part: 
Ton nom! partout ton nom console mon 
oreille... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Tu sais que dans le mien le ciel 
daigna l'écrire; On ne peut m'appeler sans t'annoncer à moi, Car depuis 
mon baptême il m'enlace avec toi. 
Il s'agirait donc de trouver un littérateur du Premier Empire qui 
s'appelât, de son petit nom, Marcel, ou peut-être Marc. Mais je n'ai pas 
le temps ni les moyens de faire cette recherche. Et, d'ailleurs, c'était 
peut-être un simple «amateur», dont l'histoire littéraire n'a pas gardé le 
souvenir... Paix à la cendre de ce «mufle!» 
Je dis mufle, car non seulement il abandonna la pauvre fille, mais il 
paraît l'avoir abandonnée hypocritement. Il la quitta sans rupture 
déclarée; il partit un beau jour, puis oublia de donner de ses nouvelles: 
J'ai tout perdu! mon enfant par la mort, Et dans quel temps! mon ami 
par l'absence, Je n'ose dire, hélas! par l'inconstance; Ce doute est le 
seul bien que m'a laissé le sort. 
Ainsi, il y avait quatre ans environ que la malheureuse avait été 
lâchée,--puisque son petit garçon, qu'elle aimait avec une ardeur triste
de fille-mère, mourut vers 1813, et elle espérait encore un peu! 
Toutefois, en 1817, elle n'espérait plus. C'est alors qu'elle rencontra, 
dans la troupe de Bruxelles, le comédien Valmore, de son vrai nom 
Prosper Lenchantin. Elle avait trente et un ans, et il en avait 
vingt-quatre. Elle l'avait connu tout enfant à Bordeaux, et l'avait fait 
sauter sur ses genoux. Cet ancien souvenir les rapprocha. Puis, Valmore 
s'aperçut qu'il aimait sa grande amie d'autrefois... C'était de ces 
comédiens qui se piquent de lettres,--et c'était un romantique. La 
mélancolie de Marceline, ses beaux yeux, ses cheveux éplorés, son long 
visage pâle, expressif et passionné, d'Espagnole des Flandres, émurent 
vivement le jeune «artiste»; il connaissait d'ailleurs les vers de 
Marceline et lui croyait du génie. Elle, raisonnable, se défiait, objectait 
la disproportion des âges... Mais quoi! il était beau, sincèrement épris, 
ingénument troubadour. Elle était seule au monde, avec un coeur 
meurtri, mais toujours un infini besoin d'aimer et d'être aimée, un 
besoin surtout d'être bonne à quelqu'un, de se dévouer... On devine sans 
peine ces nuances de sentiments, ce qu'il y eut d'admiration, 
d'enthousiasme,--et de respect,--dans l'amour de Valmore, et de 
demi-maternité et de tendresse protectrice chez Mlle Desbordes. Ce 
comédien et cette comédienne étaient, du reste, deux    
    
		
	
	
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