pourrait appeler 
la digestion de l'esprit; les grandes résolutions se forment en de 
semblables moments, et les passions soulevées s'apaisent pour enfanter 
des actions énergiques. Jamais un Espagnol n'est plus calme que 
lorsqu'il couve quelque projet ou sinistre ou sublime. Quant à moi, je 
digérais alors mon projet; mais il n'avait rien d'héroïque ni d'effrayant. 
Quand j'eus fait environ soixante fois le tour de la chambre et fumé une 
douzaine de cigarettes, mon parti fut pris. Je m'arrêtai auprès du sofa, et, 
sans m'inquiéter du sommeil de ma jeune compagne:-Juliette, lui dis-je, 
voulez-vous être ma femme? 
Elle ouvrit les yeux et me regarda sans répondre. Je crus qu'elle ne 
m'avait pas entendu, et je réitérai ma demande. 
-J'ai fort bien entendu, répondit-elle d'un ton d'indifférence, et elle se 
tut de nouveau. 
Je crus que ma demande lui avait déplu, et j'en conçus une colère et une 
douleur épouvantables; mais, par respect pour la gravité espagnole, je 
n'en témoignai rien, et je me remis à marcher autour de la chambre. 
Au septième tour, Juliette m'arrêta en me disant: 
-A quoi bon? 
Je fis encore trois tours de chambre; puis je jetai mon cigare, et, tirant 
une chaise, je m'assis auprès d'elle. 
-Votre position dans le monde, lui dis-je, doit vous faire souffrir? 
-Je sais, répondit-elle en soulevant sa tête ravissante et en fixant sur 
moi ses yeux bleus où l'apathie semblait toujours combattre la tristesse, 
oui, je sais, mon cher Aleo, que je suis flétrie dans le monde d'une 
désignation ineffaçable: fille entretenue.
-Nous l'effacerons, Juliette; mon nom purifiera le vôtre. 
-Orgueil des grands! reprit-elle avec un soupir. Puis se tournant tout à 
coup vers moi, et saisissant ma main, qu'elle porta malgré moi à ses 
lèvres:-En vérité! ajouta-t-elle, vous m'épouseriez, Bustamente? O mon 
Dieu! mon Dieu! quelle comparaison vous me faites faire! 
-Que voulez-vous dire, ma chère enfant? lui demandai-je. Elle ne me 
répondit pas et fondit en larmes. 
Ces larmes, dont je ne comprenais que trop bien la cause, me firent 
beaucoup de mal. Mais je renfermai l'espèce de fureur qu'elles 
m'inspiraient, et je revins m'asseoir auprès d'elle. 
-Pauvre Juliette, lui dis-je; cette blessure saignera donc toujours? 
-Vous m'avez permis de pleurer, répondit-elle; c'est la première de nos 
conventions. 
-Pleure, ma pauvre affligée, lui dis-je, ensuite écoute et réponds-moi. 
Elle essuya ses larmes et mit sa main dans la mienne. 
-Juliette, lui dis-je, lorsque vous vous traitez de fille entretenue, vous 
êtes une folle. Qu'importent l'opinion et les paroles grossières de 
quelques sots? Vous êtes mon amie, ma compagne, ma maîtresse. 
-Hélas! oui, dit-elle, je suis ta maîtresse, Aleo, et c'est là ce qui me 
déshonore; je devrais être morte plutôt que de léguer à un noble coeur 
comme le tien la possession d'un coeur à demi éteint. 
-Nous en ranimerons peu à peu les cendres, ma Juliette; laisse-moi 
espérer qu'elles cachent encore une étincelle que je puis trouver. 
-Oui, oui, je l'espère, je le veux! dit-elle vivement. Je serai donc ta 
femme? Mais pourquoi? t'en aimerai-je mieux? te croiras-tu plus sur de 
moi? 
-Je te saurai plus heureuse, et j'en serai plus heureux.
-Plus heureuse! vous vous trompez; je suis avec vous aussi heureuse 
que possible; comment le titre de dona Bustamente pourrait-il me 
rendre plus heureuse? 
-Il vous mettrait à couvert des insolents dédains du monde. 
-Le monde! dit Juliette; vous voulez dire vos amis. Qu'est-ce que le 
monde? je ne l'ai jamais su. J'ai traversé la vie et fait le tour de la terre 
sans réussir à apercevoir ce que vous appelez le monde. 
-Je sais que tu as vécu jusqu'ici comme la fille enchantée dans son 
globe de cristal, et pourtant je t'ai vue jadis verser des larmes amères 
sur la déplorable situation que tu avais alors. Je me suis promis de 
t'offrir mon rang et mon nom aussitôt que ton affection me serait 
assurée. 
-Vous ne m'avez pas comprise, don Aleo, si vous avez cru que la honte 
me faisait pleurer. Il n'y avait pas de place dans mon âme pour la honte; 
il y avait assez d'autres douleurs pour la remplir et pour la rendre 
insensible à tout ce qui venait du dehors. S'il m'eût aimée toujours, 
j'aurais été heureuse, eusse-je été couverte d'infamie aux yeux de ce que 
vous appelez le monde. 
Il me fut impossible de réprimer un frémissement de colère; je me levai 
pour marcher dans la chambre. Juliette me retint.-Pardonne-moi, me 
dit-elle d'une voix émue, pardonne-moi le mal que je te fais. Il est 
au-dessus de mes forces de ne jamais parler de cela. 
-Eh bien, Juliette, lui répondis-je en étouffant un soupir douloureux, 
parles-en donc si cela doit te soulager! Mais est-il possible que tu ne 
puisses parvenir à l'oublier, quand tout ce qui t'environne tend à te faire 
concevoir une autre vie, un autre bonheur, un autre amour! 
-Tout    
    
		
	
	
	Continue reading on your phone by scaning this QR Code
 
	 	
	
	
	    Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the 
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.
	    
	    
