Le tour du mond quatre-vingts jours | Page 9

Jules Verne
avec les
moyens de communication actuellement en usage, ce n'était pas
seulement impossible, c'était insensé !
Le Times, le Standard, l'Evening Star, le Morning Chronicle, et vingt
autres journaux de grande publicité, se déclarèrent contre Mr. Fogg.
Seul, le Daily Telegraph le soutint dans une certaine mesure. Phileas
Fogg fut généralement traité de maniaque, de fou, et ses collègues du
Reform-Club furent blâmés d'avoir tenu ce pari, qui accusait un
affaiblissement dans les facultés mentales de son auteur.
Des articles extrêmement passionnés, mais logiques, parurent sur la
question. On sait l'intérêt que l'on porte en Angleterre à tout ce qui
touche à la géographie. Aussi n'était-il pas un lecteur, à quelque classe
qu'il appartînt, qui ne dévorât les colonnes consacrées au cas de Phileas
Fogg.
Pendant les premiers jours, quelques esprits audacieux -- les femmes
principalement -- furent pour lui, surtout quand l'Illustrated London
News eut publié son portrait d'après sa photographie déposée aux
archives du Reform-Club. Certains gentlemen osaient dire : « Hé ! hé !
pourquoi pas, après tout ? On a vu des choses plus extraordinaires ! »
C'étaient surtout les lecteurs du Daily Telegraph. Mais on sentit bientôt
que ce journal lui-même commençait à faiblir.
En effet, un long article parut le 7 octobre dans le Bulletin de la Société
royale de géographie. Il traita la question à tous les points de vue, et
démontra clairement la folie de l'entreprise. D'après cet article, tout
était contre le voyageur, obstacles de l'homme, obstacles de la nature.
Pour réussir dans ce projet, il fallait admettre une concordance
miraculeuse des heures de départ et d'arrivée, concordance qui n'existait
pas, qui ne pouvait pas exister. A la rigueur, et en Europe, où il s'agit de
parcours d'une longueur relativement médiocre, on peut compter sur
l'arrivée des trains à heure fixe ; mais quand ils emploient trois jours à
traverser l'Inde, sept jours à traverser les États-Unis, pouvait-on fonder
sur leur exactitude les éléments d'un tel problème ? Et les accidents de
machine, les déraillements, les rencontres, la mauvaise saison,
l'accumulation des neiges, est-ce que tout n'était pas contre Phileas

Fogg ? Sur les paquebots, ne se trouverait-il pas, pendant l'hiver, à la
merci des coups de vent ou des brouillards ? Est-il donc si rare que les
meilleurs marcheurs des lignes transocéaniennes éprouvent des retards
de deux ou trois jours ? Or, il suffisait d'un retard, un seul, pour que la
chaîne de communications fût irréparablement brisée. Si Phileas Fogg
manquait, ne fût-ce que de quelques heures, le départ d'un paquebot, il
serait forcé d'attendre le paquebot suivant, et par cela même son voyage
était compromis irrévocablement.
L'article fit grand bruit. Presque tous les journaux le reproduisirent, et
les actions de Phileas Fogg baissèrent singulièrement.
Pendant les premiers jours qui suivirent le départ du gentleman,
d'importantes affaires s'étaient engagées sur « l'aléa » de son entreprise.
On sait ce qu'est le monde des parieurs en Angleterre, monde plus
intelligent, plus relevé que celui des joueurs. Parier est dans le
tempérament anglais. Aussi, non seulement les divers membres du
Reform-Club établirent-ils des paris considérables pour ou contre
Phileas Fogg, mais la masse du public entra dans le mouvement.
Phileas Fogg fut inscrit comme un cheval de course, à une sorte de
studbook. On en fit aussi une valeur de bourse, qui fut immédiatement
cotée sur la place de Londres. On demandait, on offrait du « Phileas
Fogg » ferme ou à prime, et il se fit des affaires énormes. Mais cinq
jours après son départ, après l'article du Bulletin de la Société de
géographie, les offres commencèrent à affluer. Le Phileas Fogg baissa.
On l'offrit par paquets. Pris d'abord à cinq, puis à dix, on ne le prit plus
qu'à vingt, à cinquante, à cent !
Un seul partisan lui resta. Ce fut le vieux paralytique, Lord Albermale.
L'honorable gentleman, cloué sur son fauteuil, eût donné sa fortune
pour pouvoir faire le tour du monde, même en dix ans ! et il paria cinq
mille livres (100 000 F) en faveur de Phileas Fogg. Et quand, en même
temps que la sottise du projet, on lui en démontrait l'inutilité, il se
contentait de répondre : « Si la chose est faisable, il est bon que ce soit
un Anglais qui le premier l'ait faite ! »
Or, on en était là, les partisans de Phileas Fogg se raréfiaient de plus en
plus ; tout le monde, et non sans raison, se mettait contre lui ; on ne le

prenait plus qu'à cent cinquante, à deux cents contre un, quand, sept
jours après son départ, un incident, complètement inattendu, fit qu'on
ne le prit plus du tout.
En effet, pendant cette journée, à neuf heures du soir, le directeur de la
police métropolitaine avait reçu une dépêche télégraphique ainsi
conçue :
Suez à Londres.
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